Mademoiselle Kenopsia par Alexandre Ruffier

Un angle de mur, un couloir, une pièce vide, puis une deuxième, une quatrième ; il y a du parquet sur le sol, probablement une fenêtre, une lumière s’en dégage filtré par un vieux rideau à peine fermé d’un geste brusque ; la poussière dans l’air s’est déposée avec quelques débris tombés au sol, désormais immobiles, un ou plusieurs meubles abandonnés sont devenus des indices du passage de l’homme ; la peinture verte recouvrant les murs sales tire vers le bleu, ou peut-être le turquoise, et se décollerait d’un simple touché. La Kenopsia est un terme inventé par John Koening pour The Dictionary of Obscure Sorrows et désigne ce sentiment ressenti dans l’atmosphère d’un lieu habituellement habité désormais vide et silencieux. Mais cette définition n’a pas d’importance, en tout cas la connaitre n’a pas d’importance. Denis Coté n’est pas dans une recherche de signifiant. À l’image du courant littéraire de l’Oulipo et La tentative d’épuisement d’un lieu parisien (George Perec, 1982) que le film convoque sans trop y penser, Mademoiselle Kenopsia nait dans l’unique, et suffisante, volonté d’un geste artistique. Ainsi, tout comme Perec qui établissait, assis à la table d’un café, la liste de tout ce qu’il voyait pour décrire selon ses propres mots : « ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages », Denis Coté filme le vide. Les espaces, et aussi le temps, qui habitent les lieux qu’ils nous relient aux autres. Il le fait sans autre prétention que d’être en concomitance avec eux, situé au même endroit, au même moment, prêt à le rece(voir). Puis, éventuellement, à y glisser un personnage, comme un presque pas fait exprès, qui vient bouger ce réel pourtant si bien ordonné par l’abandon.


Le lieu que traverse Larrisa Corriveau, gardienne de et habité par la Kenopsia, est indéfini. S’enchainent des sous-sols, des couloirs, des chapelles et autres salles remplies d’anciens bureaux empilés. Il rappelle des impressions d’hôpital, d’hôtel, de couvent sans que l’on arrive à déterminer s’il s’agit d’un ou plusieurs lieux cousus ensemble. Puis Mademoiselle décroche un téléphone et parle, probablement, à quelqu’un. On ne le saura jamais vraiment. Si une signification, une narration se crée par le montage cela ressemble presque à un accident, car dans cette exploration seule semble compter le geste. Celui de filmer un espace vide, un mur, une fenêtre, d’y placer un personnage, qui regarde, qui écoute, qui cherche puis de le faire parler au téléphone, d’en apprécier l’effet, le contraste avec le reste, puis éventuellement au détour d’une porte entrouverte de placer un autre personnage et à nouveau d’en explorer la conséquence. Un rythme particulier nous ait imposé balançant entre un ennuie contrôlé et de l’imprévisible, du vide et du moins vide et si ces moments mis bout à bout créent fatalement une cohérence ils n’ont pour seul intérêt qu’être reçu en tant que moment. Mademoiselle Kenopsia est un essai. Sur la présence cinématographique dans le vide, sur le vide, mais aussi sur le spectateur. Qu’est-ce que l’ennui au cinéma ? Qu’est-ce qu’il y a voir dans une image ? À en déduire ? Toutes ces questions n’auront aucune réponse, car le but est simplement de les faire émerger. Puis, éventuellement, de les transformer : que suis-je en train de vivre et non plus qu’est-ce qu’on essaye de me dire ; Que suis-je entrain de ressentir et non plus que vais-je pouvoir en tirer ?


Mademoiselle Kenopsia, relève de l’expression devenue clichée et surannée par la surutilisation, de l’expérience cinématographique. Contrairement à d’autres, qui quoi qu’on en dise, peuvent se vivre en dehors d’une salle de cinéma, le dernier film de Denis Coté ne fait pas qu’y gagner, il y puise sa pertinence. Mademoiselle Kenopsia ne se vit qu’au présent, c’est-à-dire dans le souvenir d’une sensation vécue. Car il y a quelque chose qui s’impose à nous dans cette lenteur que la salle nous force à subir en ne pouvant vagabonder uniquement dans notre esprit. Et lorsque le film nous accompagne au-delà du cinéma, n’en reste que la mémoire, celle des sentiments qui se sont imposés, d’un ennui conscient. Tout comme Koenig, avec son dictionnaire, qui cherchait à faire exister dans le monde des sensations qui existaient déjà dans le sensible, leur permettant d’acquérir une conséquence par leurs naissances discursives. Denis Coté nous fait prendre conscience d’un sentiment, celui d’être un spectateur à qui l’on impose l’ennui. Une sensation de voir passer des images sans que l’on puisse en saisir toute la portée tout en sachant que l’on ne le pourra pas. C’est une œuvre délibérément rendue imparfaite par sa radicalité esthétique, mais d’une grande générosité qui si elle peut sembler froide et dure elle s’adresse en réalité à toute personne qui s’est un jour retrouvée face à la lumière d’un projecteur.



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le 5 déc. 2023

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