Madame Bovary est peut-être l’œuvre de littérature française la plus célèbre, et néanmoins ses adaptations cinématographiques n’ont jamais été à la hauteur de sa popularité. Ce n’est pas faute d’avoir eu de grands réalisateurs pour tenter l’aventure : Jean Renoir en 1934, Vincente Minnelli en 1949, ou encore, dans des adaptations plus libres, David Lean et Alexandre Sokourov avec La Fille de Ryan (1970) et Sauve et Protège (1989). Claude Chabrol s’y attaquera lui-même en 1991, dans une adaptation de grande ampleur se voulant fidèle au texte.


Réunissant un casting prestigieux (Isabelle Huppert et Jean Yanne, entre autres), des moyens imposants pour les décors et les costumes, ainsi qu’une durée confortable (2h20) pour permettre au temps du récit de se déployer, ce Madame Bovary n’échappe pourtant pas aux écueils habituels dès qu’il s’agit d’adapter de grands textes à l’écran. Pire encore, malgré toute la bonne volonté du monde à retranscrire l’atmosphère particulière de l’œuvre de Flaubert, Chabrol semble passer à côté de l’essentiel : la satire, le pathétique, et surtout cette forme de tragique et donc de sublime extraite de la médiocrité humaine.


Lorsqu’on se lance dans l’adaptation d’un récit d’une telle envergure, la première difficulté consiste à trouver une narration, un rythme et un montage en équilibre entre exhaustivité, fidélité et liberté vis-à-vis du texte. Madame Bovary par Flaubert raconte de longues années de la vie d’une femme, Emma, depuis sa rencontre avec son futur mari jusqu’à sa propre mort (et entre temps, sa maternité, ses amants, ses errances spirituelles, son ennui permanent). Comment trancher entre l’essentiel et le superflu, l’événement incontournable et le détail anecdotique ? C’est d’autant plus difficile quand il s’agit d’une histoire d’une banalité affligeante, portée par des personnages médiocres pris dans des « péripéties » inintéressantes. Sauf que la substance de Madame Bovary est précisément dans ce vide, tant existentiel que dramaturgique, et dans la satire que Flaubert fait poindre de manière diffuse en donnant à l’ensemble de cet univers un pathétisme tragique. Dès lors, choisir ce qu’il faut garder ou omettre pour adapter au mieux ce texte à l’écran, semble presque sans importance : du moment que le cinéaste parvient à faire peser cette atmosphère froide et dépressive sur la pellicule.


Adapter Madame Bovary est donc un défi qui se joue moins dans la fidélité au texte ou l’exhaustivité du récit que dans la transposition d’une ambiance, d’un rythme, de trajectoires de vies. On serait tenté de dire que cette essence demeure à jamais prisonnière du texte, et que toute tentative d’adaptation est impossible ; mais ce n’est sans doute pas totalement vrai. Quand on pense au cinéma des frères Coen, dans un tout autre style et un tout autre registre, on a bien la preuve qu’il est possible d’écrire de magnifiques personnages « médiocres », aux vies banales et sans vagues, et d’en tirer un pathétisme souvent poétique. Fargo en est peut-être le meilleur exemple. Le personnage d’Emma Bovary aurait pu être magnifique, dans tout ce qu’elle a de détestable, de ridicule, de tristement inconséquent. Mais en l’état, cette médiocrité semble être traitée avec un sérieux et un premier degré tels qu’aucun pathétisme n’en ressort – et encore moins une quelconque empathie. Chabrol rend détestables des personnages effectivement détestables dans le roman, mais en les énucléant au passage de toute leur dimension tragique et romanesque. Seul le personnage de Charles (parfaitement interprété par Jean-François Balmer) semble parfois épargné, laissant entrevoir à de rares occasions le potentiel du texte d’origine, qui semble sans cesse réprimé par les gaines de l’adaptation bien sage et contrôlée.


Car oui : la plupart des scènes-clés du roman sont présentes ; les personnages importants trouvent tous plus ou moins leur place ; décors et costumes sont à la hauteur pour restituer l’époque ; la mise en scène, quoique fonctionnelle et sans grandes idées, n’en demeure pas moins correcte. Mais il manque une âme à l’ensemble. Où sont ces scènes de grâce et de fantasmes où le temps est suspendu ? On pensera par exemple à la fameuse scène du retour du bal au début de l’histoire, où Emma, dans le roman, rentre chez elle en calèche avec une mélancolie débordante et des rêves de bourgeoisie plein la tête. Ce sont ces scènes qui, précisément, créent l’ambivalence entre conte de fée et satire ; car c’est là qu’Emma paraît à la fois la plus humaine, et en même temps la plus pathétique… En l’état, Isabelle Huppert – qui avait tout, semble-t-il, pour être une excellente Emma Bovary –, campe une protagoniste irritante mais à aucun moment attachante, car sans nuances, sans émotions, sans caprices ni ambitions. Et lorsqu’on tente de raconter la vie d’une femme sur près de deux heures et demie sans parvenir à la rendre un tant soit peu consistante, difficile de ne pas ennuyer. Alors Chabrol essaie de raccrocher les wagons à l’aide d’une voix off maladroite, qui alourdit la narration et tente vainement d’expliciter les émotions que les personnages eux-mêmes échouent à délivrer.


Triste aveu d’échec que de passer complètement à côté de son sujet, c’est-à-dire, en l’occurrence, de ses personnages. À trop vouloir rester proche du texte, à trop vouloir mettre les formes, Chabrol livre une copie bien triste et sans saveur, où la grandeur ne peut plus émaner de la médiocrité, puisque cette dernière s’est elle-même transformée en simple insignifiance.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 5 avr. 2021

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Jules

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