C’est souvent dans la négligence et l’oubli qu’on trouve du fabuleux. Buster Keaton en est l’allégorie maudite, une sorte de spécimen grandiose et inconnu - qui ne se révélera qu’en 1962 à la cinéphilie parisienne, sous la dynastie Langlois -, un Saint-Émilion qu’on aurait omis dans la noirceur d’une cave, et dont on vanterait l’excellence des années plus tard. Certes, on ne souhaitera point attribuer à l’homme d’hypothétiques qualités œnologiques - qui sait ? -, mais force est de constater qu’en matière de cinéma, Keaton est un grand cru. Ma vache et moi - Go West dans son pays natal -, western bovin en apparences, analyse sagace et admirable pour les regards éveillés, en est peut-être la pièce tonique, celle qui mériterait plus ample attention, loin du statut injuste d’œuvre mineure dans sa filmographie. Car oui, après les pléthoriques mises en abîmes de Sherlock Junior, les errances ferroviaires de The General, et les maisons qui s’effondrent de One Week, on s’interrogerait bien sur le dessein de ce western bovin avant l’heure.

Tout commence sur un carton aussi prometteur que déterministe : « Just travel threw life. » ; ce à quoi s’additionne le bras en bronze d’Horace Greeley, pointant vers l’ouest - « Go west young man, go west… » -. Ainsi tout est tracé, et on ne s’étonne guère de voir apparaître notre vagabond traînant son lit à 1,65 $ sur plusieurs mètres, l’air un peu perdu et ne sachant où aller, dans un climat avant-coureur de 1929 en tout point pessimiste. Un seul échappatoire : fuir la frénésie financière, la fureur capitaliste qui piétine avec désinvolture, et d’où on arrache le sous et plaque l’étiquette grégaire… Ce ne sont donc guère les lumières de la ville qui appâteront Keaton, mais le gravier sec du Wild West : cette terre fertile et paisible, antithétique du désert Fordien - point d’Indiens ici pour hanter le fief et surgir d’une caillasse -, mais peuplée de Cowboy à la retraite et de troupeaux.

Les trente minutes suivantes s’arrangeront dès lors autour d’un gars et d’une vache, au détour d’une corrida improvisée - cadrée d’une manière très particulière, en plan subjectif du bovin, il faut le préciser - le tout par une passion aussi singulière qu’adorable. Il y aura donc l’un : Keaton comme génie lypémane en désir insurrectionnel, et l’autre, la limousine inconsciente et destinée à l’abattoir. Non, cela ne peut pas ! On comprendra très vite que cette passion insolite ne se jouera point par le biais d’une partie de Poker - qui se conclure d’ailleurs sur une confrontation métrique à propos de colts aux allusions phalliques -, mais par une révolte plus profonde : celle d’un cinéaste anarchiste qui refusera la corde au cou de sa mie, empêchera tout fatalisme, et qui marchera plutôt sur la ville soudainement réveillée par les beuglements de sédition. Car oui, Chez Buster Keaton, l’absurde est la règle. Elle est celle qui pousse à agir et à aimer, celle encore qui ordonne l’épopée ferroviaire de The General et qui décide du sort des Sudistes ; vouloir la tyrannie de la raison, une sapience illusoire, dans un monde qui n’en a guère, mérite dès lors l’intervention de Belzébuth.

C’est ce rôle qu’incarnera ainsi notre vagabond métamorphosé en messie diabolique. Il conduit le troupeau à travers les ruines ridicules du système, effraie les esprits trompés - « A thousand, ten thousand, a million bulls in town !» ; ceux-là qui voient enfin dans les yeux globuleux d’une vache le reflet de leur dépouille vendue au plus offrant. Et on ressens alors un sentiment fabuleux de grandeur, une beauté poétique rare et burlesque, un certain sentiment nouveau d’avoir contribué à l’Histoire - cette différence d’échelle narrative sépare d’ailleurs en ce sens Keaton de Chaplin, le premier illustrant davantage les grandes dates du mythe américain - ; après Lewis & Clark et les Pères fondateurs, on eut droit à Keaton et sa génisse. Mais là où John Carpenter et son Invasion Los Angeles aurait tout fait exploser, il s’en résume à sauver le troupeau, puis à disparaître dans l’arrière-plan : Par la nature, - heureux comme avec une vache.

Gori14
8
Écrit par

Créée

le 8 oct. 2023

Critique lue 14 fois

1 j'aime

Thomas Drappier

Écrit par

Critique lue 14 fois

1

D'autres avis sur Ma vache et moi

Ma vache et moi
abscondita
8

Une histoire d'amour entre Keaton et une vache

Un jeune homme qui désespère de trouver du travail se rend dans l’Ouest dans l’espoir d’en trouver. Les trajets dans n’importe quel véhicule ont toujours été source d’inspiration pour Keaton. Là il...

le 3 août 2022

10 j'aime

12

Ma vache et moi
EricDebarnot
7

La conquête de l'Ouest (Meuh !!!)

Dans "Ma Vache et Moi", Buster Keaton se retrouve devant l’immensité du Far West, et adopte un ton plus sérieux pour nous faire partager la solitude de son héros (symbolisée par son surnom...

le 26 mai 2020

2 j'aime

Ma vache et moi
LunaParke
8

Ame soeur animale

Le film ne déroge pas aux enjeux classiques du cinéma de Keaton. Encore une histoire de jeune homme pas assez viril, en quête d’une reconnaissance qu’il devra conquérir par son ingéniosité (ou les...

le 20 nov. 2023

1 j'aime

Du même critique

Les Sentiers de la gloire
Gori14
9

Le monde se divise en deux catégories

Dans la vie d’un cinéphile, il y a toujours un moment où l’on croît tout connaître. Un moment où rien qu’en citant Passolini, Godard, et Bergman, on pense faire partie du clan fermé des...

le 18 juin 2023

2 j'aime

Othello
Gori14
9

Maure à Venise

On remarque lors d’un furtif coup d’œil dans la filmographie d’Orson Welles, une certaine constante quant à l’adaptation d’œuvres littéraires : Kafka avec Le Procès, et puis Shakespeare dans deux...

le 6 nov. 2023

1 j'aime

Ma vache et moi
Gori14
8

L'Odyssée de pis

C’est souvent dans la négligence et l’oubli qu’on trouve du fabuleux. Buster Keaton en est l’allégorie maudite, une sorte de spécimen grandiose et inconnu - qui ne se révélera qu’en 1962 à la...

le 8 oct. 2023

1 j'aime