Critique publiée originellement le 29/05/2015 sur Filmosphere.


Qui aurait soupçonné un jour Thomas Vinterberg, auteur de Festen et pilier du Dogme 95, d’ouvrir un film en rendant hommage à John Ford ? Et pourtant la surprise est bien là. En adaptant un classique de la littérature britannique de Thomas Hardy, préalablement porté à l’écran par John Schlesinger (et plus librement par Stephen Frears dans Tamara Drewe), Vinterberg s’émancipe définitivement de la première partie de sa carrière, tout en conservant son audace visuelle. Derrière ses airs qui pourraient paraître trop classiques ou trop soignés, Loin de la foule déchaînée défait l’académisme qui a longtemps gangréné l’adaptation de classiques littéraires pour offrir une fresque passionnée qui s’inscrit comme un des films les plus riches de 2015.


La porte d’une grange s’ouvre et la lumière pénétrante laisse entrevoir la fine silhouette de Carey Mulligan. Référence explicite à La Prisonnière du Désert, aperçue d’ailleurs préalablement dans American Sniper, la citation de John Ford par Thomas Vinterberg n’est pas gratuite : de l’Angleterre rurale décrite par Thomas Hardy, il façonne une version alternative de la Frontière, un western britannique des grands espaces, comme Ford lui-même sublimait de la sorte la province Irlandaise dans Un Homme tranquille. En quelques plans on est happés par la caméra du cinéaste danois qui se retrouve étonnement dans cette ambiance aux antipodes du canon qui l’a bercé. De la même manière que les premières pages d’un livre font respirer son ambiance, Vinterberg enivre le spectateur avec le parfum doucement suranné de ses plans, couplé à son sens de la modernité et la liberté de sa caméra : une respiration visuelle qui donne de l’air au milieu de la surcharge formelle actuelle.


Loin de la foule déchaînée est un somptueux film de personnages. Tous justes et sans regard unilatéral à leur sujet, ils sont incandescents et entretiennent tour à tour la flamme de la passion romantique du film, là où l’adaptation de John Schlesinger se travaillait à travers une vision plus naturaliste et des protagonistes davantage secs. Les stéréotypes moralisateurs sont évacués avec justesse : de la sorte, le riche propriétaire terrien (incroyablement campé par Michael Sheen, peut-être le plus stupéfiant du film) n’est pas un vieux pervers désirant séquestrer celle qu’il convoite ; à contrario, l’amant passionné et manipulateur (Tom Sturridge, très juste mais peut-être davantage dans l’ombre du grand Terrence Stamp, précédent interprète) n’est que la victime d’une peine de cœur, et se voit offert sans doute la séquence la plus incroyable du film, dans une forêt aux teintes surréalistes qui convoquent presque l’esthétique perdue du technicolor bichrome 1.


Et parce qu’évidemment il faut de l’équilibre, ces très beaux électrons trouvent leur équivalent dans le somptueux noyau formé par le duo Carey Mulligan / Matthias Schoenaerts, que leurs dilemmes consument à l’écran. Bien que ce soit le couple à la justesse la plus évidente, le plus solide et fertile possible (Schoenaerts est Mr. Oak, littéralement un « chêne»), leur relation n’en est que plus subtile à cause de leurs statuts (maîtresse et employé). Et parce que ces dilemmes sont justes et vrais, l’écriture des couples de personnages n’en est que plus forte et trouve régulièrement son paroxysme dans des faces à faces verbaux remarquablement bien dialogués (en rendant à César ce qui appartient à Jules : une partie de ces dialogues provient directement de l’œuvre de Thomas Hardy). En filigrane, il en résulte un subtil mais beau propos sur l’émancipation de la femme.


Avec une telle intensité durant les deux heures du métrage (d’ailleurs largement plus court que la version de Schlesinger) qui vont droit au but, on a pourtant le sentiment de traverser une fresque réellement dense. Sans doute parce que le paysage est le plus complet possible, d’une part sublimé comme jamais par la profondeur et le détail des images 35mm de la caméra de Charlotte Bruus Christensen (qui avait déjà ébloui par son travail sur la Chasse, exposant parmi les plus belles images automnales tournées en numérique), trouvant ici une patte qui rend l’atmosphère palpable dans ses moindres détails, et d’autre part grâce à la partition gracieuse de Craig Armstrong, aux doux airs folks qui viennent épouser cette atmosphère aux soupçons de western façon Cimino.


D’une noblesse rare, le dernier film de Vinterberg, qui peut-être n’est pas son plus personnel, n’en demeure pas moins un cru millésimé éblouissant. Assemblant l’immense richesse de l’œuvre originale au regard contemporain du réalisateur danois dirigeant d’une main de maître ses collaborateurs et son remarquable casting, Loin de la foule déchaînée a l’alliage des grandes adaptations et s’inscrit sans mal aux côtés des autres œuvres issues de Thomas Hardy, dont Tess de Roman Polanski, rien que ça.


1 Parenthèse technique pour ceux qui ne connaissent pas le procédé, le technicolor bichrome a été employé avant le trichrome (celui qui est habituellement connu dans les classiques hollywoodiens en couleur). Contrairement au trichrome, le bichrome ne représente pas toutes les couleurs de base et offre de la sorte une esthétique extrêmement particulière et pas dénuée de charme. Exemple : Masques de Cire, de Michael Curtiz, 1933

Créée

le 25 mai 2016

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Lt Schaffer

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