Ça commence par ce qu'on appelle un McGuffin, un prétexte, une fausse piste : Sœur Bénédicte, lors d'un gros plan qui ne censurera rien de la multiplicité de ses émotions, prononce ses vœux. Elle qui, à ce moment encore, fait partie de notre monde, endosse le rôle trompeur de personnage principal : bientôt, la bague à son doigt fera d'elle l'épouse du Christ et nous découvrirons à travers ses yeux (pensons-nous) le monde clos de la vie monastique. "Pensons-nous", car c'est la première erreur que commet notre œil séculaire, moderne : nous croyons que l'individu primera, que Sœur Bénédicte se distinguera, brillera peut-être, souffrira, échouera, changera, essaiera de comprendre, qu'elle sera le relais de nos interrogations ; nous attendons une histoire d'initiation. Il n'en sera rien. Après un plan fixe (d'un genre trop rare au cinéma : l’œil est libre de s'attarder sur la partie du cadre de son choix, autrement dit, l’œil peut manquer des images) sur le portail de l'abbaye de Jouques devant lequel la religieuse fait ses adieux à sa famille et au monde, nous voici projetés dans une communauté sans héroïnes. Bien sûr, les personnalités ne disparaissent pas. Libre à nous de nous attendrir pour cette sœur très âgée, se fendant d'un salut presque comique à la caméra tandis qu'elle entame une pénible marche en déambulatoire. De guetter les toux, les faux pas dans cette forêt de moniales identiques (puisque filmées de dos) recueillies devant une cloche. De nous prendre au jeu de cette improbable séquence de balle au prisonnier au montage presque pop, où l'entrain des sœurs se traduit autant par l'envie de gagner, que la mauvaise foi face à l'arbitre, que la joie devant une passe audacieuse. D'imaginer les pensées de ces religieuses déjeunant en salle commune tandis qu'une autre sœur lit le journal à voix haute avec les intonations d'un sermon ou d'une messe. Libre à nous également de nous scandaliser lorsqu'elles se frappent le cœur, voûtées, en prononçant le Confiteor : "c'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute". De frémir, au tout début du film, lorsque les enfants que nous imaginons être de sa famille se jettent dans ses bras et ne comprennent peut-être pas que c'est leur dernière rencontre.
Nous échouerons cependant à trouver un personnage qui nous tienne la main.
Sœur Bénédicte a marché trop vite pour nous. Nous ne la retrouvons plus que sporadiquement. Elle a commis le même tour de passe-passe que l'équipe du film : nous laisser juger nous-mêmes du quotidien énigmatique de cette communauté. Pas une voix off, pas un nom, pas une mise en contexte. Il faudra profiter de la longueur (parfois difficile, c'est vrai) de ces plans par ailleurs somptueux pour interroger chacune de ces actions qu'on imagine répétées à l'infini. Et guetter, si pour nous la Foi est, comme pour le co-réalisateur Ivan Marchika, un objet d'incompréhension, la présence fugace de Dieu. Cette présence que l'autre co-réalisatrice, Cécile Besnault, compare au chant secret des coquillages, qui ne se livre qu'à ceux qui veulent l'entendre.

Khrili_Gompo
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le 23 mars 2019

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