Les temps modernes est un film absolument culte et indémodable. Ancré dans son temps en nous proposant un panorama réaliste du monde ouvrier des années 30 en pleine crise du travail, le tout doublé d'un point de vue pénétrant du caractère aliénant et inhumain apporté par les nouvelles techniques, il demeure encore aujourd'hui terriblement actuel. Mais ce qui fait avant tout sa réussite selon moi, c'est cet humour dévastateur qui rythme toute l'histoire. Ce qui hôte tout misérabilisme dans le propos tout en nous redonnant le sourire, en nous offrant en même temps une satyre du mode de vie moderne : ses excès, sa répartition inégale des richesses, et un bonheur qui n'est que poudre aux yeux et superficialité (l'american way of life). Une leçon que retiendra bien des contemporains (je pense notamment à Benigni dans La vie est belle, un descendant réussi bien qu'un cran en-dessous de son modèle). Sans oublier que ce film regorge de scènes emblématiques, préparées au millimètre près alors qu'elles semblent toutes déborder de spontanéité (les patins, la chanson, ...), qui traduisent un véritable sens de l'espace de la part de son auteur.


L'histoire, quant à elle, est d'une incroyable limpidité. Un sommet du cinéma muet qui parvient à transmettre toutes les émotions et thèmes par l'image et la bande-son, au point qu'elle pourrait presque se passer des textes qui l'accompagnent. Chaque scène mériterait en effet son petit commentaire à part, et je me contenterais donc de dire quelques mots sur la première scène qui contient selon moi tout le film en germe, avec cette usine à laquelle Chaplin travaille qui symbolise la division de la société moderne : en haut, le chef tout puissant avec ses écrans partout même dans les toilettes, oisif, et donnant ses ordres aux gens d'en bas qui s'activent comme de simples boulons d'une machine géante vissant d'autres boulons dans une chaîne interminable. Une activité abêtissante et de rendement, dont le caractère absurde éclatera avec la venue de la fameuse machine à faire manger, pour rendre les ouvriers les plus efficients possibles en épuisant toute leur force de travail (visiblement Charlie a lu Marx).


Et puis bien sûr, il ne faudrait pas oublier le personnage de Charlie Chaplin au sommet de son art, occupant tout l'espace par sa présence. Il incarne une candeur et une maladresse telles qu'elles semblent complètement décalées par rapport à ce monde gouverné par l'efficacité et le rendement. Son humanité est ce qui fait de lui quelqu'un d'essentiel, inaliénable, en dépit des épreuves qu'il traverse.


Or, son personnage est plus complexe qu'il en a l'air, et c'est ce qui en fait son sel. D'abord Charlie ne semble pas être complètement maître de ses faits et gestes, tant par sa maladresse que par sa volonté. Il travaille pour gagner sa croûte, mais il n'est finalement qu'un mouton comme tous les autres lorsqu'il va au travail à la chaîne. Il n'est une exception à la règle que parce qu'il sera le seul à recracher physiquement ce mode de vie comme dysfonctionnel. Plus tard, il guidera même une grève à son insu, alors que pour lui c'est une perte de temps et d'argent pour sa quête d'un bonheur doré. Pour échapper à ce monde de misère et de fureur, il trouvera même son bonheur dans une prison : il a son repas, un toit, et même des amis à la fin, tout ce dont il a besoin. Le sommet de l'inaction et du laisser-aller, mais qui pointe de façon aiguë la difficulté de construire une vie heureuse par ses propres moyens.


Ses errances ne reprennent qu'à la naissance d'une idylle, une petite merveille de naïveté que j'ai rarement retrouvé au cinéma. Naît ainsi le désir de trouver un toit comme tout le monde. Arrivent des moments magnifiques où ils se rêvent à être dans une maison bourgeoise avec tout à portée de main (littéralement), puis passant à une maison virtuellement à eux qui va leur attirer des ennuis (le supermarché), et enfin une pauvre bicoque toute branlante qui est toute à eux. Mais finalement, ils apprendront que plus qu'un mode de vie, ce qui importe le plus dans le monde, c'est le bonheur d'être ensemble, puis le courage et l'espoir de trouver sa propre route. Un dénouement qui pourrait être d'une mièvrerie absolue, mais qui se révèle tout au contraire terriblement touchante et vibrante d'émotion.


Enfin, en plus d'être un film à la fois moderne et ancré dans son temps, doté d'une poésie, d'une candeur, et d'un humour indémodables, il s'agit aussi d'un film qui a une place particulière pour Chaplin, ce qu'on peut ressentir avec cette fameuse chanson (déjà spéciale en soi pour lui, star du muet), dotée de paroles absolument incompréhensibles et décalées par rapport aux mimes. En effet, c'est là son dernier film muet, et aussi la dernière fois qu'il campe son personnage qui est en effet totalement rattaché à cet univers cinématographique finissant. On sent ainsi à travers cette scène d'anthologie à quel point il craint ce passage à la parole (tout comme le personnage central de The artist qui s'en est très certainement inspiré). Donc une séquence culte de plus, qui montre bien à quel point ce film regorge de sous-textes bien intégrés à un divertissement grand public capable de parler à toutes les générations.


Bref, voilà une oeuvre immense du patrimoine cinématographique qui n'a pas vieilli d'un poil, et l'un de mes films de chevet. Un idéal de cinéma où divertissement et militantisme (à savoir redonner un sourire aux tranches défavorisées de la société tout en alarmant le monde des dérives du modernisme) ne se gênent pas l'un l'autre.

Arnaud_Mercadie
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le 1 mai 2017

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Dun

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