Estimer que la place occupée par Akira Kurosawa au sein du cinéma japonais équivaut à celle d’un rocher dans un désert de sable peut paraître excessif. Supputer qu’il en est non seulement le plus grand éclaireur mais également son plus glorieux représentant le semble déjà moins. Avancer que Les Sept Samouraïs demeure le film le plus illustre de cette production nationale ne l’est plus du tout. Parce qu’il fut pendant longtemps connu en Occident sous une forme tronquée, amputée de près de la moitié de sa durée, on l’a souvent défini comme un western médiéval, une transposition nippone du cinéma de John Ford. On chercherait pourtant en vain dans l’œuvre du maître américain une épopée qui atteigne de telles proportions. S’il fallait vraiment trouver des références pour le situer par rapport à notre culture, ce serait plutôt chez Tolstoï (Guerre et Paix) ou chez Cervantès (Don Quichotte) qu’il conviendrait de les dénicher. La fresque plonge à la fin du XVIème siècle, dans une époque de fureur, de chaos et de désolation. Le contexte des luttes de clans où s’ancrait Rashōmon bascule dans celui dit des "provinces de guerre" qui conduira à l’ère Edo, longue période de paix sous le règne des Tokugawa. Résumée dans ses lignes canoniques, la trame en paraît simple et même réductible à une épure parfaitement manichéenne. Las des incursions répétées d’une horde de brigands féroces qui pillent leurs récoltes et enlèvent leurs femmes, les paysans d’un village engagent des samouraïs vagabonds pour les défendre et les aider à se débarrasser de ce fléau. En guise de salaire, ils n’ont à leur offrir que deux modestes repas par jour. Les ronins apparaissent à bien des égards comme des vaincus, des oisifs affamés, survivants d’une caste agonisante, "bons" par nécessité. Du temps de leur apogée, eux aussi saccageaient, brûlaient, violaient, et les trophées moisis que Kikuchiyo déterre dans la cabane rappellent brutalement que les paysans, chaque fois qu’ils le pouvaient, plutôt que les secourir n’hésitaient pas à achever ceux de leurs nobles ennemis qu’ils découvraient moribonds ou défaits. Face à eux se déchaîne l’impitoyable meute de hors-la-loi, munis de cuirasses et de casques baroques, de chevaux et d’arquebuses, incarnation d’un mal parasitaire endémique. L’art du cinéaste va dès lors consister à compliquer, nuancer voire estomper cette vision duelle et à l’inscrire avec un réalisme exceptionnel dans un Japon physique et humain, daté et cependant universel.


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Pour Kurosawa, tout film où l’on s’efforce de saisir la vie dans son mouvement global doit d’abord être visuel, c’est-à-dire constitué d’images dynamiques. Un panoramique droite-gauche puis gauche-droite suivant le défilé des samouraïs qui se pavanent en révèle la fatuité. Un gros plan de l’ancien plissant les yeux en exprime toute la ruse patiente. La splendeur des sous-bois fleuris, les claires-voies filtrant la lumière mouvante des feux sur les visages de Katsushiro et Shino suggèrent leur émoi tout autant que leurs gestes et leurs paroles. L’œuvre ne s’affaire pas seulement à courir et à bondir mais détaille, digresse, analyse, dissèque, suggère, chante ou médite — sans piétiner à aucun moment. Le récit emporte par la luxuriance propre à L’Arioste des séquences, des personnages et des registres narratifs (même une belle histoire d’amour trouve le temps et la place de s’y épanouir). Le seul épisode de l’expédition nocturne dans le repaire des adversaires condense la variété féconde des tons qui traversent le long-métrage entier : le comique (Kikuchiyo désarçonné qui court en claudiquant derrière sa mule capricieuse), le plaisir de l’aventure et le sens du merveilleux (la cavalcade au milieu des gorges, les déchirures caravagesques des corps à moitié nus des brigands et de leurs compagnes, plongés dans le sommeil), le lyrisme élégiaque (la veillée de la prisonnière), l’expressionnisme visionnaire (bondissant tels des damnés hors des flammes, les pillards viennent s’empaler sur les épées des samouraïs aux aguets, roulent au bas du talus ou disparaissent dans le ruisseau embrasé). Chaque élément mis en place participe du quadrillage systématique d’un microcosme dont rien n’est laissé dans l’ombre. Aucune ellipse n’est de mise, et même le recours aux volets n’a pas vraiment fonction de rupture temporelle. S’affirment au contraire une précision et une minutie qui touchent aussi bien les caractères (les différences psychologiques entre les sept samouraïs), les lieux (la carte et l’établissement de la défense aux quatre points cardinaux) et l’action (le décompte des bandits éliminés). Cette rigueur obsessionnelle, ce souci d’exhaustivité quasi démiurgique assurent à la fois la simplicité de l’entreprise (en étant posés clairement, le récit et ses multiples développements se suivent avec la plus grande aisance) et sa foisonnante richesse. S’autorisant de violents écarts angulaires d’un plan à l’autre, Kurosawa taille un espace original sans que l’enveloppe formelle ne paraisse gratuite. Ses raccords dans l’axe ou par contre-champ à 180° obligent à être de tous yeux tant ils bousculent la ligne de vision. Souvent la caméra privilégie la vertu centrifuge de l’image et en découvre ex abrupto un recoin insoupçonné. Autant d’effets autonomes qui gravent la mémoire pour ce qu’elles ressortissent lumineusement au style.


Si les individualités des maîtres d’armes sont très détaillées, les paysans, pourtant considérés comme formant un tout, une entité propre, n’en sont toutefois pas négligés, et les portraits des quatre villageois qui se chargent du recrutement, tout comme celui de l’ancien, ne rendent rien à ceux de Kanbei, Kikuchiyo ou Katsushiro, l’apprenti dont le passage à la maturité — préoccupation constante de Kurosawa — constitue l’un des pôles du film. Autour de Kanbei, l’être solaire, s’affirment les figures de Kyuzo, l’être lunaire, Katsushiro, l’intrépide, Rikichi, l’affligé, Yohei, l’effarouché (ironie du sort, le paysan mourra par excès de prudence). Mais la plus frappante reste Kikuchiyo, personnalité vitale et exubérante qui rivalise avec les plus fameux picaros de la littérature mondiale, matamore à la fois couard et téméraire, ridicule et fanfaron, désopilant et tragique. Prétendant participer aux valeurs morales et guerrières des samouraïs sans abdiquer celles de la classe dont il est issu, c’est un progressiste révolté par les abus et excès du rang auquel il aspire mais dont il a énormément souffert. Sa double identité assure la liaison entre les deux groupes, comme le symbolise l’oriflamme fabriquée par l’un d’eux. Sa fulminante diatribe renvoie de manière explicite la responsabilité de la médiocrité et de la bassesse du peuple au pouvoir qui le domine. Et lorsque plus loin il crie sa haine des miséreux, cette apparente contradiction révèle pleinement le grand humaniste qu’est Kurosawa. S’il ne peut supporter l’exploitation des hommes, le sentimentalisme politique en effet le révulse tout autant. Car cette œuvre à la fois sociale et philosophique, qui ne verse jamais dans le schématisme, dépeint un monde complexe, contrasté, vivant. Les frontières entre masculin et féminin, plèbe et aristocratie, homme de foi et homme de guerre se brouillent pour céder à un univers confus dont les valeurs ancestrales ont disparu au profit d'autres moins estimables comme la lâcheté et l'égoïsme. Comment croire encore à l’"art de la guerre" de Sun Tzu à l’époque où les luttes de libération impliquent des déchirements sans précédent ? Le cinéaste prend acte de cette situation, passant sans solution de continuité de la chanson de geste au burlesque effréné, alternant plages de contemplation sereine et accélérations foudroyantes, composant une troupe bigarrée où la haute figure de l'esthète Kyuzo côtoie celle de l'amoureux transi ou celle, faunesque, turbulente, truculente, de Kikuchiyo. Avec ses emportements de bête et ses comportements d'enfant, ce dernier représente à lui seul la folie s'étant emparée d'un monde qui ne sait plus où il va. Il convient alors, pour chacun, de remettre les choses en ordre et de retrouver la voie.


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À mesure que l’intrigue progresse, les actions des personnages sont de plus en plus liées à l’étonnement, à la sidération, et les corps en mouvement à l’expérience des regards. De cette imbrication naît une vaste expérience initiatique mais aussi des visions fulgurantes et des drames hallucinés qui dépassent la seule représentation de l’action et de la violence. Le dernier acte, apothéotique, illustre les étapes d’une lutte titanesque entre deux antiques fureurs s’affrontant rageusement sur la palissade du village fortifié : les prédateurs (quarante, un chiffre mythique) contre la masse des villageois qui ont retrouvé une dignité de groupe. Le massacre barbare est transfiguré en un duel acharné entre les forces de la lumière et celles de la nuit : le heaume surmonté d’un croissant de lune, un bandeau noir rivé sur l’œil — le mal à l’état pur — le chef des brigands impose ses ordres par la terreur. L’intelligence, l’impassibilité, la discipline, l’abnégation, le courage parviendront à vaincre la furie impétueuse de ces démons déchaînés. Modèle de stratégie militaire, quand bien même elle ne s’exerce pas dans les cadres exigeants de la Règle et du Style, la bataille est aussi un sommet d’architecture narrative. Ses trois jours se déroulent comme les mouvements d’une ample symphonie, selon des rythmes et des cadences d’une précision mathématique. Les défenseurs repoussent d’abord les attaques répétées sur autant de fronts qu’il y a de voies d’accès et se battent avec une conviction croissante tandis qu’ils dépassent leur peur atavique : chaque fois qu’ils abandonnent leur poste, Kikuchiyo se charge de les réexpédier aux premières lignes à coups de pied dans le derrière. L’âpreté des premiers assauts endiguée, Kanbei adopte la tactique de l’usure : les assaillants sont un à un attirés à l’intérieur du fortin puis exterminés. On laisse enfin pénétrer les rescapés dans la trappe tandis que les trombes incessantes d’une pluie diluvienne hachent et strient le paysage, transformant le terrain en un énorme bourbier dans lequel les chevaux s’enfoncent lamentablement. Lors de cette phase finale, les scènes collectives et les plans généraux prévalent, samouraïs et paysans ne formant désormais qu’un seul et même corps.


Terre et ciel, eau, air et feu : des vents fougueux aux rafales ou brises légères, des ruisseaux paisibles aux averses torrentielles, des âtres aux flammes déchaînées, tous les éléments participent d’une même composition tellurique. Un souffle unificateur relie les actions des personnages à leurs moments de saisissement, leurs aventures physiques à celles de l’esprit. Prises de conscience, apprentissages, élévations, révélations, jusqu’à la mélancolie du dernier plan qui ne fixe pas les survivants mais les tombes des sacrifiés : la victoire a un goût de cendres — pourtant ces cendres sont encore fumantes, balayées par le temps qui passe. Car Kurosawa ne considère jamais une situation comme définitive. Il est toujours possible de s’extirper de la fange. On peut, pour reprendre Hamlet, "cesser de s’engraisser dans un marécage pour se nourrir sur une belle montagne." Dans la boue se trouvent les étoiles, de la vase émerge une autre humanité. La dernière partie des Sept Samouraïs, qui voit tous les belligérants patauger dans la gadoue, consacre la reconquête d’un honneur perdu. Il suffit de suivre la voie qui mène de ce trou bourbeux jusqu’à la cérémonie de repiquage du riz sur laquelle se conclut l’histoire. Comme l’indique la roue du moulin où habite l’ancien, la vie n’est qu’un cycle éternel voyant les paysans revenir à la plantation et les samouraïs aller de combat en combat. Les uns restent profondément enracinés quand les autres ne sont, malgré leur dévouement à une noble cause, que des mercenaires sans attaches. L’auteur remet ici en perspective non seulement le rôle de l’homme de pouvoir mais aussi celui du créateur et de l’intellectuel. La célèbre remarque conclusive du sage et admirable Kanbei en porte toute la signification existentielle, réflexion douloureuse d’un vieil Ulysse las de parcourir le monde et que l’expérience a rendu aussi lisse qu’un galet poli par le courant. Coutumiers des défaites et de l’oubli, les samouraïs "passent comme le vent" tandis que les paysans demeurent, à l’instar de la terre, des saisons et des grands ordres cosmiques. Les seconds ont accompli leur exploit grâce à aux premiers qui, tel le levain dans la pâte, ont réveillé en eux une conscience, une volonté de combattre qu’ils ignoraient. Il faut être aveugle pour ne pas voir qu’avec ce spectacle magnifique, fédérateur, exaltant, gratifiant comme peu d’autres, parcouru par autant d’ardeur que de gravité, gouverné d’un bout à l’autre par les vertus de la grandeur et de la beauté, l’artiste poursuit l’objectif essentiel qu’induit son œuvre toute entière : dresser le tableau lucide mais généreux de la condition humaine.


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Thaddeus

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