Revoir aujourd'hui "Les Seins de glace", c'est découvrir un autre film, un film où Mireille Darc joue autre chose que l'ancêtre de Catherine Tramell, la fameuse tueuse au pic à glace du film de Verhoeven.

Mireille Darc (Peggy) campe ici une jeune femme superbe bien qu'un peu catatonique, terriblement de son temps (c'est-à-dire assez androgyne et plutôt mutine). Dès les premières scènes, elle doit subir les assauts de François (Claude Brasseur, en roue libre) qui lui fait un numéro de charme d'un tel niveau de cabotinage qu'on soupçonne l'acteur de singer le Belmondo des films de Philippe de Broca. Apparemment Peggy n'est pas intéressée. Mais François ira jusqu'à forcer la porte de sa voiture pour obtenir son numéro de téléphone. Alors, devant l'homme qui se roule dans le caniveau, elle cède, mi-contrainte, mi-amusée. Autant dire que la question du consentement, en 1974, ne se pose pas encore.

Mais voici Alain Delon (Marc), qui a lui aussi des vues sur la jeune femme, bien qu'il soit déjà marié et très bien installé (la preuve : il y a une œuvre d'art très moche dans son entrée cossue, que François accueillera d'une pichenette). Face à Claude Brasseur, Alain Delon adopte un ton plus protecteur, plus matois, le ton de celui qui sait tout et qui s'apprête à raccompagner gentiment ce jeune chien fou et bohème de François. Car Marc est avocat tandis que François est un scénariste de feuilletons merdiques. S'il vivait dans les années 2020, François serait une star qui écrirait la saison 6 de "10%" mais là c'est juste un loser chaud du slip qui fait des blagues vaseuses et qui n'a même pas les yeux clairs et profonds d'Alain Delon. Marc, justement, nous donne les clés de Peggy et nous avertit : si elle est violente (elle aurait tué son mari) et un peu zinzin, c'est... parce qu'elle a vécu avec un toxicomane. Incompréhensible. Dans le roman américain dont ce film est l'adaptation, apparemment, elle a subi des viols, ce qui semble beaucoup plus cohérent pour justifier la méfiance, la violence et la peur des rapports sexuels qui animent la jeune femme. Dommage.

Ce qui déclenche le récit, c'est que François ne s'en laisse pas compter. Il refuse d'obéir à Marc et veut séduire Peggy coûte que coûte. Alors les cadavres commencent à s'accumuler. Voilà pour le versant viril et "polar". Pour le versant psychologique : tout le monde a l'air de très bien savoir de quoi Peggy a besoin, sans vraiment prendre la peine de le lui demander. Des hommes se déchirent pour une femme. Est-elle vraiment une tueuse ou est-elle l'innocence incarnée ?

Le film avance comme ça, avec ses tentatives un peu vaines pour faire couler le sang ("Peur sur la ville", le vrai film français rendant hommage au giallo sortira un an plus tard), ses plans sur une Mireille Darc magnifique qui prouve qu'elle valait mieux que ça comme actrice, ses scènes de rivalité entre un Delon un peu à l'étroit et un Brasseur assez pénible, sa puissante mélancolie servie par la partition superbe de Philippe Sarde (qu'il arrivera à refourguer à un autre film 40 ans plus tard). On ne sent ni le métier d'avocat, ni le métier d'écrivain, tout cela est assez artificiel, mais le film demeure fascinant dans sa volonté réelle de mêler le sexe et le sang, comme son titre mêle le froid et le chaud.

Il y a des personnages dont on se demande à quoi ils servent, avant de comprendre qu'ils sont là pour mourir. L'action se déroule à Nice, la ville des ultra-riches, mais on n'assiste qu'aux bribes d'un dîner de notables, car Marc doit toujours quitter la table où sa femme le regarde d'un œil noir pour courir s'occuper de sa Peggy. On pense un peu à "La Piscine" (Delon aux prises avec un rival plus marrant que lui, puis avec un commissaire de police consciencieux), un peu à "Des souris et des hommes" (la fin, assez scandaleuse mais plutôt belle).

Quand j'étais jeune, on disait que c'était un film sur la frigidité et je n'ai jamais compris pourquoi. Je ne comprends toujours pas. Aujourd'hui on pourrait dire que c'est l'histoire d'une femme asexuelle qui, hélas pour elle, déclenche les passions et le désir fou des hommes. Les hommes se font buter parce qu'à une pulsion répond une autre pulsion. Au harcèlement considéré comme une pratique acceptable répond une sorte de masculinicide. Finalement, on se dit aujourd'hui qu'ils l'ont bien cherché, leur coup de pic à glace. Si seulement les hommes laissaient un peu Peggy tranquille, au lieu de vouloir constamment lui caresser le genou au coin du feu, ils en sortiraient peut-être vivants.

Buddy_X

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