Quand on regarde l’histoire du cinéma, qu’il soit français, américain ou mondial, on remarque qu’il y a des films aux allures de pivot – de virage général ou spécifique de l’industrie : « 2001 – l’odyssée de l’espace », « La Porte du Paradis », ou encore « Le Beau Serge » à l’échelle du cinéma français. Plus encore, il y a des films qui auraient pu changer les choses – c’est pour ça que l’histoire de « Les Patriotes » est très intéressante. En 1994, Eric Rochant est un cinéaste prometteur et ambitieux – tout juste sorti du succès de « Un monde sans pitié », film culte érigé en porte-étendard de toute une génération, il décide de passer à un tout autre genre de production, et pas des moindres. Un film fou, pour être précis. Un thriller d’espionnage politique de trois heures sans aucune star bankable et un budget gigantesque pour l’époque (soixante-dix millions de francs) – pas la peine d’être un expert en cinéma français pour se rendre compte à quel point un tel projet est casse-gueule. La première du film est alors organisée à Cannes en 1994, en sélection officielle. Standing ovation, plusieurs critiques voient alors Rochant Palme d’Or – mais des voix s’élèvent, qualifiant « Les Patriotes » de film pro-israélien, de pamphlet sioniste. Dans les jours suivants arrive « Pulp Fiction », et les rêves de gloire de Rochant s’envolent avec. « Les Patriotes » fera un four, et tout le monde l’oubliera presque aussitôt.

C’est donc un peu ça le destin de « Les Patriotes », celui d’un film maudit dont personne ne voulait, pour lequel le public n’était sans doute pas prêt. Résultat ? Le film politique à la française est relégué au placard pour la décennie suivante, Rochant se dégoute du cinéma et ses rêves de grandeur s’évaporent au même moment. C’est d’autant plus triste quand on redécouvre « Les Patriotes » deux décennies plus tard – Rochant dit s’être inspiré des romans de John Le Carré (« L’Espion qui venait du froid », « La Taupe »), jusqu’à nommer l’un de ses personnages en hommage à Bill Haydon, s’inspirant principalement de la qualité qu’a l’écrivain anglais à décrire avec réalisme et détails la réalité et le quotidien des services secrets : la bureaucratie, les écoutes, les filatures – l’anti-James Bond en somme. On retrouve tous ces éléments dans « Les Patriotes », très écrit et dialogué, à des kilomètres du film d’espionnage habituel. Et cette volonté de toucher au réel se reflète aussi dans la mise en scène : quand on demande aujourd’hui à Rochant où agissent les meilleurs créateurs, il répond « à la télévision » en citant « The Wire » et « Generation Kill ». On retrouve effectivement un peu de David Simon dans « Les Patriotes », dans sa manière de montrer l’enquête trainer, de définir avec finesse des personnages fascinants, mais aussi dans le cadre – Rochant filme l’ensemble pour mieux décrire l’intime, traite la menace et la paranoïa avec beaucoup de sobriété et paradoxalement beaucoup d’envergure spatiale – on n’est pas loin de Michael Mann et de Francis Ford Coppola (et plus spécifiquement « Conversations Secrètes »).

Ce qui a fait et fait toujours polémique à propos de « Les Patriotes », c’est la question israélo-palestinienne. On suit des agents du Mossad, près de la moitié du film se déroule à Tel Aviv, mais étrangement, la Palestine, la politique invasive d’Israël et ses actions largement critiquables ne sont jamais citées. Certains y voient de la naïveté, d’autres une forme de soutien – la réponse est pourtant bien plus compliquée. La démarche de « Les Patriotes » est effectivement apolitique, il n’est jamais question de soutenir tel ou tel parti, la prise de position est quasi-nulle. La démarche de « Les Patriotes » tient davantage de l’exercice de style : traiter de l’espionnage par le prisme d’Israël, par définition un pays à la position complexe, tiraillé par son ambiance paranoïaque (et la peur constante d’une invasion ou d’un « nouvel Holocauste », comme cela est cité plusieurs fois dans le film), ses traités de filiation avec les plus grandes agences du monde (et donc les États-Unis) et la « performance » de ses propres réseaux d’espionnage. Car si la Palestine n’est jamais citée, elle est souvent induite indirectement – « Les Patriotes » traite en grande partie de la position d’Israël, de ses craintes, de son avenir. Un propos intelligent sans être invasif.
« Les Patriotes » est aussi un vrai film d’acteurs. Yvan Attal est excellent, pourtant dans un rôle difficile, l’acteur rappelle même parfois Al Pacino. Mais ce sont les seconds rôles qui impressionnent : Bernard Le Coq, l’un des acteurs les plus sous-utilisés du cinéma français, brille dans ce qui est sans doute l’une de ses meilleures interprétations, Sandrine Kiberlain surprend comme à chaque fois, Yossi Banai et Richard Masur se révèlent complètement. La direction d’acteurs est géniale dans son ensemble – on sent que chaque rôle, chaque personnage a été écrit pour son interprète, jusque dans le plus discret des figurants. Il y a un côté très « américain » dans ces différents choix, appuyé par l’écriture et la mise en scène. C’est probablement l’une des influences les plus importantes de Rochant, et on le ressent à chaque minute – la démarche y fait évidemment écho.

D’après certaines sources, la première version de « Les Patriotes » durait plus de trois heures, le film aurait donc été amputé de près d’une heure entière. Difficile aujourd’hui d’espère pouvoir un jour découvrir cette version, tant le film, qui fut un flop retentissant à l’époque de sa sortie, est tombé dans un oubli injustifié. Il y a du talent, du génie, dans le cinéma de Rochant. Cette manière d’allier des références, des muses pourtant pas très adaptées à leur contexte de lecture, avec un sujet polémique pourtant traité à la perfection à tel point qu’il n’en devient que magnifié et évident, l’utilisation d’acteurs géniaux dans des rôles qui semblent taillés pour eux. On n’est pas très loin du chef d’œuvre – et c’est rageant, parce qu’il est évident que si « Les Patriotes » avait marché, le cinéma français n’aurait surement pas le même visage aujourd’hui. Poignant, maîtrisé, surprenant, brillant – on manque de qualificatifs pour désigner le film de Rochant. On met de côté l’émotion, on met de côté l’action – on ne garde que la paranoïa d’un pays prêt à tout pour continuer à survivre en sécurité, le traitement d’un espionnage d’un réalisme et d’une crédibilité rarement vu dans un film (et encore moins dans un film français). « Les Patriotes » c’est comme si on croisait le traitement paranoïaque d’un « Conversation Secrète », le talent d’un John Le Carré et la portée philosophique et sociale d’un « The Wire ». Sur le papier, ça parait exagéré, mais il faut le voir pour le croire. Indispensable.
Vivienn
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le 4 oct. 2014

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Vivienn

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