D'abord il y a un homme que l'on a envie de détester. Quoi que. Il y a ce sergent qui passe en voiture, remontant une colonne de soldats allemands vaincus quittant son pays, et qui subitement s'arrête, et se lâche, se défoule sur l'un d'entre eux, car il porte un drapeau danois. Et c'est gratuit, c'est comme frapper un homme à terre - d'ailleurs il ne se gêne pas - ça ne sert à rien, c'est tout ce qu'il n'a pas pu faire avant, c'est plusieurs années d'oppression qu'il balance à la gueule d'un soldat ennemi lambda, qui ne lui a rien fait, avec un prétexte absurde, ça aurait pu être un regard de travers. Pourtant, à travers cette scène d'introduction, on comprend surtout la souffrance de cet homme là. Il les déteste, c'est viscéral, mais peut-on vraiment le lui reprocher ?


D'ailleurs, aucun danois que l'on ne voit dans ce film n'aime les allemands. A part cette petite fille, cette enfant qui ne les aime ni ne les déteste, qui les voit comme des humains comme les autres, car elle est trop jeune, sa mère l'a protégée de l'horreur, elle n'a pas subi, elle ne comprend pas, ils ne lui ont pas volé sa vie, ses rires et ses jeux. Et bien sûr on sait, nous aussi. Au sortir de la guerre, comment ne pas faire cet amalgame ? Quel français, en 45 aimait les allemands ?


Ils ont miné les côtes, et il faut bien les enlever ces mines. C'est un travail long, pénible, dangereux. Alors qui de mieux placé que ceux qui les ont mises là, que ceux qui les ont opprimés, pour les enlever ? Les danois ont déjà assez souffert, on ne va pas risquer d'en tuer encore alors que l'on a des soldats vaincus sous la main. Des soldats... Des enfants. Des enfants qui se sont retrouvés là par hasard, on imagine. Ceux-là ne se sont pas engagés au début de la guerre, ils étaient trop jeunes. Ceux-là n'ont pas eu le choix, ils sont là parce qu'on leur a dit d'être là, ils n'ont pour la plupart jamais vu une mine de leur vie. Ils ne les ont pas mises là, ces mines. Ils n'ont rien demandé. Mais ils sont allemands, et c'est tellement facile car ils sont terrifiés, dociles, alors...


Le film est froid. Il y a une tension constante, pas de ces tensions soutenues par une musique certes à propos mais artificielle, une tension sourde, pesante. Dès le début du film, une scène magistrale nous fait comprendre que pendant une heure quarante, n'importe qui peut sauter à tout moment, sans prévenir, que ce ne sera pas forcément celui auquel on s'attendait, qu'on ne peut jamais être soulagé, rassuré. Cette tension est maintenue par la répétitivité des scènes, une mine que l'on cherche, que l'on trouve, que l'on désamorce, que l'on extrait. Si tout va bien. Puis une autre. Si tout va bien.


Et comme partout, comme toujours, il y a les relations humaines qui se tissent, qui évoluent lentement. Il y a ce sergent du début, celui qui déteste les allemands, c'est lui qui est chargé de superviser ces enfants et petit à petit, il s'aperçoit qu'il n'arrive plus à les détester. Parce que ce ne sont que des gosses, parce que peu importe ce que leur pays a fait subir au Danemark, le traitement est cruel. Roland Møller est impeccable dans son jeu de cet homme qui change peu à peu, subtilement, qui se rappelle qu'avant d'être des soldats ennemis, ce sont tous des êtres humains, embarqués dans quelque chose de plus gros qu'eux, qui n'ont pas demandé à être là, et qui, peut-être, lui ressemblent.


Et il y a cette scène, quand ce sergent rencontre son supérieur, quand il lui demande pourquoi on lui a envoyé des enfants, que ce n'est pas juste, qu'il vaudrait mieux que ce soient d'autres allemands, des adultes. Parce que ce serait plus facile pour lui. Parce qu'il pourrait être leur père et que ça le dérange. C'est vrai qu'envoyer au charbon des hommes de quelques années de plus, ça ferait toute la différence, on les tuerait mais ce serait moins grave. L'absurdité de la guerre et de cette espèce de vengeance froide et mal placée.


On pourra reprocher au film quelques moments attendus, encore que, peut-on vraiment les reprocher car ils participent à la tension, on se doute qu'ils vont arriver, qu'à ce moment là il va se passer quelque chose, mais il nous manque toujours une information : comment, quand ou quoi. Et bien sûr ça arrive, et on le savait, mais ça fait mal quand même.


Et au milieu de ces champs de mines, au milieu de cette tension, de cette froideur, il y a des instants lumineux qui nous soulagent quelques secondes. Il y a ces petits moments qui sont ce qui fait la magie de l'être humain, cette capacité à rire même dans les pires situations. C'est le rire qui rapproche, qui nous rappelle que nous sommes tous les mêmes. C'est le rire qui nous relève, qui nous tient debout. C'est le rire qui nous sort de nos souffrances, qui les met en perspective, qui rend la vengeance absurde. C'est ceux qui ne savent plus rire qui se vengent. C'est quand on ne sait plus rire que l'on est perdu.

Nomenale
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le 5 mars 2017

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