Copie "fiction" d’une sale histoire du Québec

Les Ordres de Michel Brault est un porte-voix posé sur une page de l’histoire du Québec. Le film est politique parce que son sujet l’est. Mais c’est un film dépolitisé qui parvient à esquiver toute propagande. Le film respire l’humanité et l’humilité. C’est un grand film. Qui fait naître une haine et une frustration sans pareil.

Les Ordres s’ouvre sur une belle phrase sur l’injustice:

"Lorsqu’une forme donnée d’autorité brime un homme injustement, c’est tous les autres hommes qui en sont coupables; car ce sont eux qui par leur silence et consentement permettent l’autorité de commettre cet abus."

Une citation de Pierre Elliott Trudeau, en 1958. Dix ans plus tard, il devenait le premier ministre du Canada, et c’est en 1970 qu’il fit adopter la Loi des mesures de guerre pour rétablir la loi et l’ordre et répondre aux actes terroristes du Front de libération du Québec (FLQ). En somme, les autorités ont tous les droits et les citoyens n’en ont plus: La Loi met en suspens l'application de la Déclaration canadienne des droits de l'homme et accorde aux autorités des pouvoirs étendus dont celui de procéder à des fouilles, des arrestations et à des détentions préventives. Les policiers procéderont ainsi à plus de 500 arrestations excessives et injustifiées qui ne débouchèrent sur aucune accusation malgré une détention incommunicado de plusieurs mois dans certains cas. En gros, on t’enferme, on t’oppresse psychologiquement, et on ne te dit jamais pourquoi. Et à la fin, tu peux te brosser pour l’ombre d’excuses.

Suivre les ordres. Quand les détenus questionnent leurs geôliers, ceux qui les arrêtent, à la moindre question, on leur répond qu’ils ont des ordres, qu’ils les suivent. C’est comme ça. Des ordres. Oui, comme les nazis, qui suivaient les ordres en massacrant les Juifs. Les ordres sont faits pour être suivis, n’est-ce pas? À travers ces ordres, c’est la nature humaine qui tend à se dévoiler. Avoir des ordres, c’est avoir du pouvoir. C’est une autorisation pour priver son prochain de sa dignité et les gardiens ne s’en privent pas.

Pardonnez cette introduction axée sur la crise d’Octobre, mais elle est nécessaire pour ne serait-ce qu’assimiler que le film de Michel Brault ne relate pas une fable d’anticipation kafkaïenne sur une société toute-puissante. Ce que Michel Brault nous montre, c’est un des plus grands films sur l’injustice et sur l’humiliation qui soient. Et il choisit la fiction documentée pour le faire: fiction et documentaire se dialogueront pendant tout le film, à l’image du noir et blanc côtoyant la couleur. Les acteurs présentent le personnage face caméra, puis les vivent. Pour nous faire vivre l’épreuve imposée. Une épreuve dont il est impossible de sortir indemne. Tout simplement impossible. Ou alors je ne vois pas comment.

Mais si vous avez la ferme intention de le regarder, c'est maintenant et c'est ici que c'est possible: http://youtu.be/RyKThpv_YpU

"Je suis parti de documents, de paroles des autres, j'ai fait raconter à des gens ce qu'ils avaient vécu, et je me suis efforcé de recréer l'impression qu'ils m'avaient donné des moments qu'ils avaient vécus. Mais ce n'est pas du documentaire et tous ceux qui essaient de dire que Les Ordres était un documentaire de fiction, c'est comme dire qu'un rond peut être carré." déclare Michel Brault.

Quelques années plus tard, Jean Eustache réalise le brillant Une Sale Histoire, avec Michael Lonsdale et Jean-Noël Picq, un film en deux volet où lors du premier, Lonsdale raconte son histoire de voyeurisme à une petite audience de connaissances, et lors du second, Picq raconte exactement la même histoire, avec l’exacte même façon. C’est identique. Mais c’est Lonsdale la copie, et Picq l’originale. Lonsdale la fiction, et Picq le document.

Il faut voir dans la démarche de Brault une similarité à ce film qui sortira 3 ans plus tard. Il reproduit par la fiction un document, plus de 50 documents pour être plus précis. Ainsi, bien que Brault se refuse à parler de documentaire de fiction, il serait difficile de renier la fiction documentée. Brault avait voulu faire un documentaire, mais c’était trop tard, l’armée était partout et il était impossible de se déplacer et encore moins de filmer. Puis, plutôt que de réaliser un documentaire sur les témoins qui ont connu la prison, il prend la voie de la fiction en s’appuyant sur leurs témoignages. Cette méthode permettra ainsi de toucher le plus de monde, de montrer ce qu’il s’était passé au Québec, en octobre 70. Une fiction faisant le travail du documentaire, un documentaire maquillé pour mieux rayonner. On a reproché à Brault de dépolitiser son film, les évènements même. Mais son propos n’est justement pas politique, mais humain. C’est un film sur l’humiliation, et non sur le FLQ.

"Mon boulot a donc consisté à rendre visible ce qui était invisible, visible au plus grand nombre de spectateurs possible. Et je pense que j’ai réussi. Imaginez-vous si ce film n’avait pas été fait? Vous n’auriez jamais su ce qu’il leur était arrivé. Cela fait partie de notre histoire. La plupart des dialogues du film proviennent de ce que ces gens m’ont raconté. Ils ont rejoué les scènes et m’ont refait les dialogues. Je n’ai fait que recopier. Lorsque j’ai réalisé ce film, j’avais utilisé cette technique d’entretien - certains avaient expliqué ce qu’il leur était arrivé, comme dans un documentaire. Mais je ne voulais pas que quelqu’un pense que j’étais en train de faire un documentaire, je voulais que les gens sachent que c’était bien une fiction. Pas de la fiction dans le récit, mais dans la réalisation. Cela a été réalisé comme un film de fiction. Mais les faits sont bien réels. (…) J’avais lavé ma conscience et leur avais dit : 'Si vous pleurez pendant le film, c’est que nous avons bien fait notre travail, nous vous avons convaincus, nous vous avons atteints.' Voilà le but de la réalisation: atteindre les spectateurs."

On repense à la citation de celui qui allait devenir le premier ministre. Elle raisonne dans chaque plan, comme un écho cruel. Brault a réussi son coup. Non parce qu’il a été récompensé entre autres du Prix de la mise en scène à Cannes, mais parce que le spectateur est touché par ces histoires, cette page de l’histoire du Québec qui aurait pu se consumer dans l’oubli. Mais la voilà rendu immortelle, gravée sur pellicule et non plus seulement dans les cœurs de ceux et celles qui l’ont vécue. La voilà transmissible. Il y aura toujours des ordres, il y aura toujours des humiliations, mais il y aura toujours le cinéma et espérons-le, des cinéastes comme Michel Brault, décédé le 21 septembre de cette année.

Merci, M. Brault.
Templar
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le 14 déc. 2013

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