Rapayet, roturier peu fortuné vivant de la contrebande, veut s’unir à Zaida, fille d’Ursula, commerçante de renom dans cet espace délaissé par la globalisation. Afin de pouvoir payer la dot, il doit rassembler bétail et artefacts divers, et ainsi honorer la tradition de son peuple. Il choisit alors de se lancer dans une affaire très lucrative en s’associant à des cousins éloignés, installés dans les montagnes de la Sierra Nevada pour y cultiver le cannabis. Ensemble, ils montent un système d’exportation vers les États-Unis, qui en inspirera d’autres quelques années plus tard…


Les réalisateurs appliquent des critères qui leur sont chers pour livrer une interprétation au plus près de la réalité: recherche sur le terrain pendant plusieurs années, utilisation d’une équipe locale, échange avec les sociétés culturelles pour respecter leurs coutumes. Aux confins d’une terre oubliée, dans un pays où l’application de la loi est rendue périlleuse, partons à la rencontre d’une communauté rarement portée à l’écran, qui illustre l’histoire mouvementée de la Colombie, entre 1968 et 1985.


Une tragédie wayuu



Le film vient en particulier illustrer une période historique précise, à savoir la Bonanza Marimbera, pendant laquelle, de 1975 à 1985, s’est développé le trafic d’herbe depuis la Guajira vers l’Amérique du Nord. En suivant la famille Pushaina et son évolution au sein de la société wayuu, fortement corrélée à cette nouvelle entreprise, nous sommes entraînés au sein des relations humaines, économiques et sociales d’un peuple fortement attaché à ses traditions. Lorsqu’il rencontre une modernité brutale, ce sont les rites et les songes qui sont bouleversés, amenant les protagonistes vers une fin tragique et lourde de sens.


Découpé en 5 parties, ici désignées comme chants, le film emprunte plusieurs éléments à la tragédie grecque, que ce soit dans la forme du récit, que l’on peut apparenter à des actes, ou dans son aspect choral. Le pasteur, qui accompagne chaque début de « chant », fredonne des paroles, tel un refrain, et peut être assimilé au « choeur » de la tragédie, officiant en tant que liant entre les scènes parlées. Certains personnages portent en outre des prénoms inspirés par la Grèce (Darius, Leonidas), renforçant ce rapport à l’Antiquité. Les notions d’oracle, de prophétie et de divination sont omniprésentes dans la société Wayuu. Représentées notamment par le spectre récurrent de la grand-mère, matriarche portant une chèvre dans ses bras, elles tressent un parallèle avec la mythologie où l’animal est un symbole nourricier (de Zeus notamment), mais également présent lors des rites et cultes auprès de l’oracle de Delphes.


Si l’oeuvre s’inspire grandement des codes du film de cartel (règlement de compte, élimination à petit feu des bandits et leurs familles, folies meurtrières et trahisons), elle en diffère grandement sur le fond. La fin du film, prophétique et cyclique, amène à un retour aux valeurs, de par la reconversion d’Anibal, le producteur d’herbe, en pasteur et d’Indira, la fille de Zaida, en jeune fermière.


Un plongeon dans une société clanique reculée




Une caméra anthropologique…


Guerra et Gallego illustrent avant tout une société quasi-matriarcale, par le portrait de la mère, forte et respectée. Ursula sait lire les songes et interpréter les signes avant-coureurs, mais également tenir ses comptes et faire du commerce avec les étrangers, ce qui fait d’elle une femme respectée, car elle a su allier maîtrise d’une modernité mercantile et savoirs ancestraux. Impassible, elle porte la famille et prend les décisions. Son accoutrement, comme la plupart des costumes du film, est composé de vêtements traditionnels colorés, qui contrastent avec un paysage uni, désertique, hormis quand l’action se déroule dans la montagne. Les atours sont alors plus sobres, sur des tons pastels ; ce ne sont plus des wayuu mais ceux que l’on désigne comme alijunas qui les portent.
Plus le film avance, plus les personnages s’enrichissent et cela se ressent aussi sur les costumes : les hardes laissent place au style occidental (lunettes de soleil dorées, chemises et pantalons cintrés) ; c’est une manière de mettre en évidence l’intrusion massive des étrangers au sein de la communauté et de leurs influences (les associés d’Anibàl viennent en partie de Medellin, seconde ville du pays).


Zaida, la fille d’Ursula, devient une femme lors des premières scènes du film, annonçant de façon on ne peut plus claire qu’elle est désormais disponible pour se marier (et apporter une dot à sa famille). Elle est en contact mystique avec sa grand-mère, qui lui apparaît lors de visions qu’elle doit apprendre à interpréter. Le rapport à la famille est une pierre angulaire du film, qui débute sur un échange entre Ursula et Zaida sur l’honneur, le respect et la nécessité de garder ses proches au plus près de soi (chaque membre de la famille est un doigt de la main).
Filmée de près, toujours maquillée, que ce soit par des enduits sacramentels ou à la mode citadine, elle représente le lien fragile entre tradition et modernité. Son frère, Leonidas, instable et belliqueux, est le rejeton de la famille, que sa mère protègera à tout prix des représailles qui le menacent suite à ses exactions


(intimidation, ébriété publique, viol)


Il ne croit pas aux artefacts merveilleux du folklore wayuu:



Those shitty necklaces are useless!



Les moyens de transmission de la connaissance et des traditions sont ainsi orchestrés par les femmes, qui servent de référentes pour le contact avec l’au-delà, illustré par des plans rapprochés et serrés sur les visages, entrecoupés de visions mystiques.


Comme dans les autres films de Ciro Guerra, le rite de passage est un moment crucial dans la construction identitaire et physique des personnages. Si l’intrigue des Voyages du vent se passait également dans la région de la Guajira, il montrait deux traditions culturelles emblématiques du territoire dans lequel il tournait ; la Piqueria, véritable joute d’accordéons, que l’on pourra apparenter à un « battle » de hip-hop, puis l’acceptation au sein d’une Palenque, école de percussions dans laquelle le passage du rite (un morceau joué frénétiquement devant une audience) est couronné de sang de lézard, versé goutte à goutte sur le tambour du joueur victorieux.
Les oiseaux de passage contient également deux éléments rituels importants: la danse initiatique Yonna, lors de laquelle Zaida rencontre Rapayet, son futur conjoint. La caméra est alors mobile et saccadée comme les foulées des danseurs, le cadrage serré sur les visages respectifs, ce qui contraste avec le reste du film. Le second rite est la ‘seconde veillée’, où la sépulture d’un mort est rouverte 3 ans après le décès afin que les femmes purifient les ossements restants en y crachant de l’alcool. Le choix du format 2:35:1 confère ici une image ouverte et profonde, qui vient étayer l’aspect pittoresque de la fresque familiale portée à l’écran.


Cette importance de traduire visuellement la cohésion de groupe reflète également la volonté de faire découvrir au spectateur des pratiques culturelles uniques, préservées, dont il n’a probablement pas connaissance. La famille Pushaina est donc l’expression moderne d’une ethnie rattaché à ses traditions, elles-mêmes basées sur un système d’honneur, clanique, avec son propre système vindicatif. C’est d’ailleurs en ce sens que Rapayet est amené à abattre son partenaire Moisès, afin de réparer l’affront commis par ce dernier envers les règles de la communauté, lorsqu’il descend un des pilotes d’avion américains sans raison justifiée.


Cette société refuse effectivement l’état, son autorité, et impose ses propres règles, son propre système de justice. Peregrino, le messager, joué par José Costa, incarne son propre rôle à l’écran (Palabrero Conciliador), à savoir un négociateur de la paix et de la résolution des litiges entre communautés. Il est de fait le Pütchipü’ü, représentant officiel de la loi wayuu, comme le serait un consigliere dans la mafia italienne.


Avant son assassinat à la fin du film, Peregrino avertit ses détracteurs que l’acte qu’ils s’apprêtent à commettre est irréparable et considéré comme l’un des plus graves pour les wayuu, brisant en partie ce système de médiation ancestral reconnu par l’Unesco


.




…qui se confronte à une modernité


Le spectateur assiste effectivement à un choc de la modernité, induit par l’enrichissement dû au trafic d’herbe, au sein d’une société très attachée à ses rites, objets et croyances. L’entrée forcée dans une modernité absurde et plastique est illustrée de plusieurs manières. La rapidité d’enrichissement se traduit par un changement de paradigme, notamment dans les « dédommagements » de clan à clan ; on passe alors du bétail (caprin, bovin) à des véhicules et des armes. L’interprétation des rêves se fait de moins en moins précise, ce qui est ressenti comme une perte de l’âme à partir du 3è acte. Les intérieurs sont aménagés de façon clinquante et rappellent ceux des chefs de la Camorra à Naples, dépeints dans la série italienne Gomorra. Il est avéré que les maisons, plus que modernes dans un décor très rural, aride, furent à cette époque dessinées par des architectes milanais employés par les narcotraficants.


En outre, la destruction de la maison de la famille Pushaina à la fin de l’oeuvre n’est pas sans rappeler la scène de fin de Zabriskie Point.


On remarque également l’importance de la valeur tout au long du film. Elle est tout d’abord un élément reliant les deux époques et communautés : la société wayuu est une société capitaliste où tout se paye : que ce soit la dot, qui représente une véritable opportunité économique (offrande du Tuma ; collier de pierres venues d’une montagne spécifique, mais aussi de bétail donc du prestige). Rapayet trinque avec Moises, son associé, au son de



Que vives capitalismo, compadre



La notion de valeur est centrale notamment car la région de la Guajira est frontalière du Venezuela, donc habituée au commerce et au trafic (café, cigarettes, spiritueux…). Rapayet débute par l’échange de contrebande d’alcool, avant de s’intéresser à la marijuana, plus lucrative.


Une intrigue résolument colombienne


L’aspect littéraire et culturel d’un pays…


Difficile de dissocier l’oeuvre du passé littéraire du pays, et notamment de Gabriel Garcia Marquez. Si le côté « portrait de famille » apparaît pour la première fois chez Ciro Guerra, il renvoie directement à la trame de Cent ans de solitude, qui, bien qu’écoulée sur une centaine d’années, dépeint l’histoire d’une famille tiraillée entre progrès technique et coutumes. Le réalisme magique est ainsi présent dans le film sous deux aspects saillants. Tout d’abord les oiseaux, qui sont un mauvais présage et dont l’apparition précède systématiquement un évènement tragique, lorsqu’ils ne personnifient pas un mauvais esprit (yoluja). Mais également à travers la sorcellerie, le chamanisme, ou du moins les pratiques à vocation magique, qui sont fréquentes chez les wayuu comme dans l’oeuvre de l’auteur. Elles sont un moyen de soin, d’accès à un au-delà, ont une vocation pédagogique ou servent à décrire une situation ou une émotion qui relève du merveilleux et ne pourrait pas passer par la logique terrestre ou technique.  



Ecrire de la fiction est un acte d’hypnose. On cherche à hypnotiser le
lecteur pour qu’il ne pense qu’à l’histoire qu’on lui raconte. […]
C’est la technique de narration, qui est la même pour un livre qu’un
film



livrera l’auteur dans le documentaire Gabriel Garcia Marquez, l’écriture sorcière.
L’utilisation de la musique est particulièrement intéressante. Elle n’apparaît que lors des périodes de transition entre les actes, telle un présage inquiétant, exprimé par des textures lourdes et grinçantes. Présente pendant la première moitié du film lors des scènes de célébration (percussions), elle se mue en sonorités sinueuses et abrasives qui mettent en relief la désintégration du noyau familial. Celles-ci annoncent l’arrivée progressive d’éléments dramatiques et appellent au tragique. La musique traditionnelle colombienne (vallenato) est rattachée aux alijunas (non-wayuu) et coupée par deux fois à la demande des personnages ; Moisès arrive à l'enterrement qu’il confond avec une noce puis lors de la scène de fête où Rapayet met un terme au partenariat avec Moisès. Ces deux évènements ayant lieu dans ‘Canto 2: Las tumbas’, nous pouvons nous questionner sur la musique comme élément représentatif de la méfiance envers la modernité.


…reflète la réalité sociale et historique



Il est crucial de prendre en compte l’aspect historique et temporel du film, qui permet la création d’une intrigue qui accroche le spectateur : la région de la Guajira est en pleine crise économique, la contrebande se développant dès les années 1960. Le développement du trafic de stupéfiants et des cartels de la drogue en Colombie, ainsi que leurs principaux représentants (Escobar à Medellin, frères Orejuela à Cali), débute suite à cette Bonanza Marimbera « l’herbe prospère » (75-85), et permet de faire rentrer le dollar américain sur le sol colombien. Le terme « Alijuna », utilisé plusieurs fois par les protagonistes, fait ainsi référence aux personnes d’origine européenne, non-wayuu (Anibal l’emploie pour désigner Moisès, partenaire de Rapayet).
Sémantiquement, le terme désigne en wayuu celui/celle qui fait du tort. Serait-ce les Nord-américains qui auraient apporté la graine originelle de cannabis ? Si le rendu à l’écran est particulièrement réaliste, il s’explique par le fait que la plupart des acteurs ont pris part au trafic de stupéfiants par leur passé (transport de cargaisons d’herbe notamment).


L’utilisation graduelle de plans fixes et larges confère une ambiance très picturale, distante, comme si le spectateur contemplait un tableau dans un musée. Cette distance choisie peut en outre souligner l’éloignement progressif de la sphère familiale vis-à-vis de ses traditions, mais également la volonté des cinéastes de ne pas verser dans l’appropriation culturelle, afin de préserver l’intégrité du récit pour la communauté wayuu. Le traitement du son entre ainsi en harmonie avec les images colorées, le film ayant recourt à beaucoup de sons environnants , dans la nature tout d’abord (oiseaux, d’insectes), et dans les conversations de fond pour les scènes de groupe.
Si cette période a permis aux Wayuu de s’enrichir elle a laissé des traces indélébiles dans nombre de familles, ce qui a poussé les clans à s’accorder sur l’arrêt pur et simple de ce commerce teinté de sang. Bon an, mal an, cette région de la Colombie reste une des plus pauvres du pays et n’aura jamais connu telle prospérité depuis 1985.


Guerra et Gallego offrent un film complet, véritable tableau d’une époque méconnue au sein même de leur pays, qui recèle un pan important de l’histoire moderne. En choisissant la tragédie grecque comme base structurante du récit, ils recherchent des formes de narration poétiques, que ce soit par la musique, les chants ou par les références à l’oeuvre de Garcia Marquez. Oscillant entre le film de cartel et un essai ethnographique lyrique, Les Oiseaux de Passage est une oeuvre quasi-documentaire qui s’ancre dans une modernité brute, à la croisée des époques et des coutumes.

dominopouf
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le 8 août 2020

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