Les Marins perdus par Gérard Rocher La Fête de l'Art

Un vieux cargo rouillé, l'Aldébaram, est accosté depuis de longues semaines tout au bout de la digue du port de Marseille. Il doit être racheté et les marins du bord, de différentes nationalités, vivent tels des reclus sur ce navire. Ils ne sortent pas, ne s'occupent pas, n'ont aucun idéal bien précis et pas un sou. Lorsque le jour fatidique de la vente arrive, les marins sont débauchés. Seuls restent à bord Abdoul Aziz, le capitaine libanais et Diamantis, son second de nationalité grecque. Ils vont devoir tous deux garder le navire et cohabiter dans ce lieu lugubre avec en tête leurs souvenirs et le devenir de leur destinée. Toutefois, quelques temps plus tard, Nedim, un jeune marin turc, revient sur les lieux après s'être fait dépouiller de sa solde par une prostituée et avoir été brutalisé par l'entourage de celle-ci. Il est alors l'intrus, car Adoul Aziz ne supporte pas la présence de Nedim, surtout lorsque celui-ci amène une femme à bord.


C'est avec beaucoup de parcimonie que Claire Devers réalise ses films et c'est bien dommage, car ce dernier, tiré d'un magnifique roman de Jean-Claude Izzo, est captivant. La réalisatrice nous dépose au beau milieu des labyrinthes et modestes cabines de ce cargo sinistre dans lequel errent des hommes, le regard aussi vide que leur avenir. A part l'attente, il ne peut rien se passer dans un tel lieu où chacun, de nationalité et de culture différentes, essaie de cohabiter. Le capitaine Abdoul Aziz est un homme taciturne, autoritaire et rigoureux, ne vivant que pour la mer, son seul horizon. Il ne se confie qu'avec retenue à son second Diamantis, celui-ci à la recherche d'Amina son premier amour. Bien que plus humain et tolérant, il reste cloîtré dans un éternel mutisme. Il rencontre alors Mariette et pense pouvoir reconstruire sa vie. La passerelle du navire, les bars à prostituées sont les seules échappatoires pour ces hommes minés par l'existence. Par contre, il y a le jeune Nedim qui, bon an mal an, prend la vie du bon côté, aimant les femmes et la fête, un caractère totalement opposé à celui de son capitaine. Aussi le gradé devient-il fou de jalousie envers le jeune homme et ne supporte pas que le matelot amène sur le cargo Lalla, une prostituée finalement amoureuse. Ce grain de sable va bouleverser la routine, attiser la haine et provoquer l'irréparable dans ce coin glauque et sinistre des abords du port de Marseille. Ces hommes solidaires, lorsqu'ils étaient requis par leur travail, vont finir par s'affronter dans l'oisiveté et leurs incompréhensions mutuelles vont très vite être à l'origine de conflits et de drames exacerbés par la frustration.


Le long métrage de Claire Devers n'est certes pas un film facile, mais son adaptation est tellement vraie et sensible dans la description de ses personnages, que l'on reste sous le choc de ce presque huis clos. Durant les trois-quarts de la projection, il ne se passe presque rien, mais ce presque prend une importance énorme tant les personnages, leurs visages, leurs paroles, leur désarroi, leurs gestes quotidiens, même ceux les plus intimes, sont dépeints de manière précise et remarquable dans ce climat pesant. Seul un style un peu sophistiqué, notamment dans les liens entre certaines scènes, peut surprendre et nous laisser penser que la réalisatrice en rajoute afin d'intellectualiser son oeuvre. Cela n'est malgré tout qu'un détail car, durant cette longue période de désespoir que nous vivons avec ces trois marins égarés dans les entrailles du navire, on reste captivé et l'émotion ne fera que s'amplifier lors du dénouement. Nos trois marins d'infortune interprétés par Miki Manojlovic, Bernard Giraudeau et Sergio Peris-Mencheta sont d'une grande sobriété et vivent avec beaucoup d'intensité leur rôle, tout comme la fraîche et belle Audrey Tautou également victime des aléas de la vie. Quelle émotion de retrouver Marie Trintignant pour son avant-dernière apparition sur les écrans et Darry Cowl dans un rôle des plus surprenant. A noter que cette oeuvre est ponctuée de magnifiques prises de vues et d'une bien belle musique de Gabriel Yared et de Stéphane Moucha.


Ce film sorti discrètement en salles mérite votre attention. C'est un triste mais grand moment de vie que vous passerez en compagnie d'un milieu mal connu et rarement décrit avec autant de force et de sensibilité que dans cette adaptation du roman de Jean-Claude Izzo. Le DVD offre souvent l'occasion de découvrir ou redécouvrir des trésors parfois oubliés et c'est ici le cas. Alors n'hésitez pas une seconde, Claire Devers le mérite assurément.

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le 17 avr. 2013

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