Les Heures heureuses
7.3
Les Heures heureuses

Documentaire de Martine Deyres (2019)

Pour une autre psychiatrie : heureux mariage entre images d’archives et bande son contemporaine

Ce que l’on sait, par des récits, sans l’avoir vu de ses propres yeux. Ce que l’on voit, sans le comprendre, faute d’un décryptage. C’est le fructueux entrecroisement de ces deux axes que nous propose Martine Deyres, dans son troisième long-métrage documentaire. Sur la base d’un scénario co-écrit avec Anne Paschetta, tout repose sur le montage, assuré par Philippe Boucq. Autour de la stimulante aventure psychiatrique menée, au cœur du XXème siècle, dans un établissement excentré, l’Hôpital de Saint-Alban, à Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère du nord, la réalisatrice associe images d’archives issues du fonds de l’Hôpital, et commentaire actuel, recueilli à partir de témoignages d’anciens infirmiers, d’anciens patients, ou bien antérieurement, auprès d’anciens médecins, mais toujours postérieurement aux époques de tournage.


Surgit ainsi du passé une expérimentation psychiatrique enthousiasmante, conduite et inscrite en images-témoignages sur plusieurs dizaines d’années. Une expérimentation qui ne vise plus à neutraliser le patient et à endiguer ses comportements proprement insensés, mais à l’inscrire dans une vie quotidienne, volontiers partagée par les soignants, sur fond d’une démarche thérapeutique qui ne bannisse pas la psychanalyse, remontant aux causes éventuelles, et donc à un sens, contrairement à celle qui ne jure que par la chimie et la maîtrise des symptômes que celle-ci permet. Démarche qui prit naissance et nom à Saint-Alban : la psychothérapie institutionnelle. Les images, tournées par des soignants ou des membres du club photo ou cinéma, montrent ainsi les différents ateliers fonctionnant au sein de l’hôpital, pour une mise en pratique de l’ergothérapie. Plus question de fermer l’institution psychiatrique comme une prison : l’asile s’ouvrait sur le village et ses environs, des patients allaient et venaient quotidiennement entre l’hôpital et les différents lieux où ils remplissaient les fonctions qui pouvaient leur être assignées. Responsabilisation des patients, redevenant dans une certaine mesure maîtres d’une partie de leur destin, création d’un « club des malades », d’un journal interne, joliment nommé « Trait d’union », questionnement prospectif des soignants, formant un « club thérapeutique », organisation, avec les malades, de spectacles hebdomadaires, de fêtes régulières, et même de voyages, les patients estimant qu’ils avaient, eux aussi, droit à des vacances ! Non sans humour, le modeste véhicule chargé de voiturer la petite troupe aventureuse fut nommé « L’Abeille du Gévaudan », en un joli pied de nez paronymique à « La Bête du Gévaudan » qui avait terrifié la région au XVIIIème siècle.


Un humour qui se manifesta également durant la Seconde Guerre Mondiale, lorsque l’hôpital renoua avec sa fonction asilaire et offrit, véritablement, asile, à toutes sortes de proscrits ou de clandestins, Juifs, Résistants, artistes en fuite… Humour car, pour justifier l’hospitalisation des Juifs venus se cacher à bord de ce Radeau de la Méduse, les psychiatres arguèrent le trouble suivant : paranoïa ! C’est ce qui frappe, à la vision de ces images d’archives : les sourires, naturels, non contraints, qui éclataient sur tous les visages, puisque l’on sent bien que la caméra était simplement devenue l’un des convives, tant ils étaient habitués à la voir évoluer parmi eux. C’est également ce qui frappe, à l’écoute des souvenirs évoqués : la nostalgie, tendre et encore rieuse, comme émerveillée d’un petit miracle constamment renouvelé, qui justifie pleinement le titre : « Les Heures heureuses ».


Et l’on comprend que des artistes, souvent mus par un sûr instinct, soient venus s’abriter là, et prendre part à cette reconstruction d’un monde, en roue libre mais qui tournait rond, alors que l’Europe, à l’entour, s’écroulait dans le chaos militaire et inhumain de la guerre. Ainsi, Paul Eluard et sa compagne, Nush, arrivés durant l’hiver 1943. De ce séjour, naquirent plusieurs photos, assez surréalistes, et un recueil « Souvenirs de la maison des fous » (1945). Tristan Tzara, après un séjour en 1945, publia un recueil de poèmes « Parler seul » (1948-50). Et Jean Dubuffet, qui s’intéressait dès 1922 à des créations d’art brut, découvre Saint-Alban en 1945, sur les conseils de Raymond Queneau, ainsi que plusieurs institutions psychiatriques en Suisse, et nomme pour la première fois cet art. En 1949, il expose et théorise cette veine artistique, notamment avec la complicité de la galerie Drouin. Sont ainsi promues et convoitées les œuvres de patients : dessins de Benjamin Arneval, sculptures d’Auguste Forestier, aquarelles et broderies de Marguerite Sirvins…


Ce qui aurait pu s’appeler « La Ruche » de Saint-Alban eut le bonheur de s’éployer ainsi sous la direction bienveillante de plusieurs psychiatres ou internes en psychiatrie : Paul Balvet, de 1936 à 1943 ; Lucien Bonnafé, de 1943 à 1946 ; son grand-père, Maxime Dubuisson, avait déjà dirigé cet hôpital en 1914-1915, et avait commencé à s’intéresser aux productions artistiques des patients ; Jean Oury, le futur fondateur de La Borde, en 1953, fut interne à Saint-Alban de 1947 à 1949. Les deux précédentes réalisations de Martine Deyres, « Le Sous-Bois des Insensés » (2016) et « Jean Oury, rencontre à La Borde » (2015), rendaient déjà hommage à cette grande figure de la psychiatrie française. Lui succédèrent Frantz Fanon, interne à Saint-Alban de 1951 à 1953, puis Roger Gentis, de 1954 à 1962, année du départ du très actif Francesc Tosquelles, entré dans l’équipe durant la Seconde Guerre Mondiale, grâce à l’intercession de Paul Balvet.


La musique d’Olivier Brisson et ses envoûtantes variations au violoncelle autour du thème des « Folies d’Espagne » viennent couronner le tout, par instants, discrètement, vers la fin, et non sans quelque jubilation pour qui identifie ce nouveau trait d’humour, bien contemporain celui-là.


Une réalisation véritablement « heureuse », un anti « A la folie » (2013), de Wang Bing, qui dévoilait dans quel état d’abandon extrême étaient laissés les malades psychiatriques, dans la Chine contemporaine. Un anti « Sainte Anne, Hôpital psychiatrique » (2010), d’Ilan Klipper, qui exposait le caractère déshumanisé et déshumanisant d’une supposée gestion rationnelle des patients à grand renfort de chimie, au cœur du Paris actuel. « Les Heures heureuses » offre des images qui méritent de revoir le jour, afin, qui sait, de réveiller le rêve passagèrement endormi d’une autre psychiatrie. Un rêve qui, pourtant, sut toucher du doigt la réalité.

AnneSchneider
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le 22 avr. 2022

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