(SPOILERS)


Revoir Les Autres aujourd'hui, c'est constater une nouvelle fois que la notion de mode est fragile. Fragile mais utile, un gros succès engendrant sa batterie d'avatars qu'il est nécessaire de répertorier. Au début des années 2000, voilà trois ans qu'une oeuvre comme Ring de Nakata, puis plus tard le Kaïro de Kiyoshi Kurosawa, se sont réapproprié les outils contemporains (la vidéo pour l'un, Internet pour l'autre), et ont tenté de renouveler l'imagerie du cinéma d'épouvante. Deux essais notables mais 100% japonais. Si Ring fit le tour du monde grâce aux festivals, il sera remaké pas plus tard qu'en 2003 sous la caméra de Gore Verbinski. Egalement repris par les américains, Kaïro se transformera en pauvre relecture forcée dans Pulse, qui passera tout aussi inaperçu du grand public. C'est dire si, en 2002, la posture adoptée par Alejandro Amenábar peut surprendre, surtout pour un cinéaste révélé via un premier film traitant de snuff movies, Tesis.


Avec son héroïne bigote, son intrigue en quasi huis clos et son contexte d'immédiat après-guerre, Les Autres est avant tout un film en costumes, totalement à l'écoute de son décorum. Benjamín Fernández, le chef-décorateur, n'avait pourtant pas la filmo la plus évidente pour se retrouver ici : fidèle de Tony Scott, il travailla sur Jours de Tonnerre, True Romance puis Man on Fire, trois films graphiquement éloignés du style d'Amenabar. On peut supposer que la démarche était consciente : c'est bien parce qu'il est né au XXIème siècle que Les Autres semble tout droit sorti des années 60. Comme un fait exprès, aucune technologie n'a droit de cité tout au long de l'intrigue : les occupants ayant appris à s'en passer pendant la guerre, la bâtisse est même privée d'électricité. Seule une voiture viendra rompre le charme, l'occasion d'un adieu filtré par deux vitres symboliques, condamnant et libérant les protagonistes.


Superbe paradoxe, Les Autres étant un grand film de technicien. On aura tôt fait de mettre en avant la sobriété de l'oeuvre et son romantisme suranné, à raison d'ailleurs. Mais ses ambiances sont bien le fruit d'un travail de metteur en scène, la caméra balayant trois décors successifs pour les besoins d'un rebondissement, quand elle n'isole pas sensiblement le visage d'une fillette lors de retrouvailles inattendues. Mieux, la précision et le savoir-faire de l'équipe se retrouve jusque dans un plan fixe inoubliable : venue tirer les rideaux d'une pièce à l'abandon, Nicole Kidman tourne le dos aux traits d'un visage à peine perceptible, plongé dans l'obscurité. La lumière extérieure révélera qu'il s'agissait d'un simple tableau, pendant que la distance focale prendra puis rendra sa netteté au visage en arrière-plan, selon les entrées et sorties de champ de la comédienne. Un moment de pur cinéma, discret mais riche de sens.


Thématiquement, si les récits bibliques sont au coeur de l'oeuvre, Amenábar en questionne l'imagerie et le vocabulaire grâce au parcours des deux enfants, l'imaginaire étant la véritable clé de l'intrigue, le seul moyen pour cette famille de comprendre le sens réel de cette passionnante histoire. Poignant, Les Autres vise bien au-delà d'une résolution pourtant brillante : sans tricher avec le genre, il parvient à lui donner un second souffle. Sur cette lancée, Amenábar suit des règles qu'il n'a pas besoin d'énoncer platement, tel ce brouillard spectral où il plonge une héroïne qui, à l'écran, nous semble courir dans le vide, faut de pouvoir se repérer dans l'espace. Encore un moment de pur cinéma, des choix techniques précis créant une atmosphère où jamais le poids de la technologie ne se fait sentir. Bijou gothique hors des modes, Les Autres est l'une des plus belles incursions qui soit au sein de cette frontière immatérielle.

Fritz_the_Cat
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 30 juil. 2015

Critique lue 1.3K fois

31 j'aime

11 commentaires

Fritz_the_Cat

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

31
11

D'autres avis sur Les Autres

Les Autres
-Marc-
8

Ultime thérapie

La littérature comme le cinéma ont cette faculté de pouvoir nous faire regarder le monde du point de vue des autres. Alejandro Amenábar joue de cette faculté pour nous faire entrer dans son monde...

le 25 mai 2015

38 j'aime

1

Les Autres
Libellool
9

Faux-semblants

Les Autres est un huis clos fantastique doté d'une intrigue particulièrement habile dans sa construction puisqu'elle ne délivre des éléments de réponse qu'au compte-gouttes. Les faux-semblants se...

le 25 nov. 2013

34 j'aime

1

Les Autres
E-Stark
8

" La douleur d'avoir perdu un être cher nous pousse parfois à faire des choses étranges. "

Grace et ses deux enfants habitent à l'écart de tout dans une maison isolée. Lorsque trois domestiques viennent leur proposer leurs services, d'étranges événements vont petit à petit survenir. Il y a...

le 15 août 2013

32 j'aime

14

Du même critique

Eternal Sunshine of the Spotless Mind
Fritz_the_Cat
9

La Prochaine fois je viserai le coeur

Ca tient à si peu de choses, en fait. Un drap qui se soulève, le bruit de pieds nus qui claquent sur le sol, une mèche de cheveux égarée sur une serviette, un haut de pyjama qui traîne, un texto...

le 4 sept. 2022

222 j'aime

34

Lucy
Fritz_the_Cat
3

Le cinéma de Durendal, Besson, la vie

Critique tapée à chaud, j'ai pas forcément l'habitude, pardonnez le bazar. Mais à film vite fait, réponse expédiée. Personne n'est dupe, le marketing peut faire et défaire un film. Vaste fumisterie,...

le 9 août 2014

220 j'aime

97

Le Loup de Wall Street
Fritz_the_Cat
9

Freaks

Rendre attachants les êtres détestables, faire de gangsters ultra-violents des figures tragiques qui questionnent l'humain, cela a toujours été le credo de Martin Scorsese. Loin des rues de New-York,...

le 25 déc. 2013

217 j'aime

14