Les gens ont plus soif de Poutine & Obama que de Correa

On a l'impression d'avoir déjà tout dit et entendu sur la médiocrité du journalisme en France : trop partisan, pas assez approfondi dans ses analyses et peut-être trop ethnocentré ? Vaste sujet, et du coup attaquer un docu' en sachant qu'on va encore nous ressasser les mêmes vérités connues de tous ("les médias généralistes, c'est nul"), ce n'est pas très engageant.

Et pourtant, ce docu' de Pierre Carles (dont je n'avais pas visionné le moindre film auparavant) fonctionne plutôt bien, et est axé sur une double analyse : celle du principal protagoniste de l'enquête dont il est question, le Président Équatorien Correa et celle du traitement de son passage à Paris par les médias français.

Parce que forcément, outre Le Monde Diplo', TV5 Monde et une ou deux autres chaines, absolument aucun média français n'avait mentionné la conférence (et l'arrivée) dudit Président en France, à Paris (à la Sorbonne quand même). Pourquoi ? Eh bien, les réponses sont multiples, et la réflexion au fond très intéressante : parce qu'on a déjà assez d'experts en économie en France, parce que l'actualité est chronophage, et que les quelques pages/minutes consacrées à la politique internationale doivent plutôt être consacrées à la Syrie, à l'Ukraine, à Poutine ou aux dernières visites de Barack à l'autre bout du monde. Et que cet illustre inconnu (pour le Français "moyen", public cible des médias) l'est justement un peu trop, on ne connait pas son visage, on ne sait pas ce qu'il a fait et la majorité de la population n'est peut-être même pas capable de situer son pays sur une carte vierge. Et donc le public s'en fout.

Et donc, c'est loin d'être une révélation, mais c'est quand même très intéressant de voir que pour des patrons de grands journaux français, le seul but est de donner au public ce qu'il veut. Pour l'audimat, pour écouler du papier, et parce qu'il est tellement plus simple de se contenter des sempiternels clivages du genre "au fond les Israéliens, c'est un peu des connards avec les Palestiniens quand même" ou "les Américains vont encore aller exercer leur néo-colonialisme en Irak en prétextant la défense de la démocratie, alors qu'ils veulent juste défendre leur pétrol". Et on appelle ça de la presse engagée. Le but n'est pas vraiment d'informer sur le monde, sur ce qu'il se passe dans les territoires qui "ne comptent pas pour l'audimat", mais bien de suivre les tendances de l'actualité, ce qui va intéresser l'auditeur/lecteur/spectateur, avec un peu de critique derrière pour démontrer le sérieux du journal donc.

D'où le nom du docu', "Les ânes ont soif", en réponse à la réponse plutôt gerbante du directeur (?) de France Inter qui explique gentiment "qu'on ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif", comprenez qu'il est inutile d'évoquer des pensées complexes et approfondies sur la politique internationale, ou même en général, à la radio, ça prend trop de temps et ce n'est pas ce que les gens cherchent. Pierre Carles, sans doute plus humaniste, semble penser le contraire, les gens veulent savoir, veulent apprendre, mais aujourd'hui avec les médias c'est de moins en moins possible, pour toutes les raisons qui seront citées dans ce documentaire.

Et là j'extrapole totalement, mais c'est la même problématique qu'avec le célèbre "journal" Metro, qui ne fait que copier des dépêches d'agence de presse, courtes, purement "informatives", jamais critiques et qui procurent aux gens la sensation d'être informé, d'avoir conscience des problèmes du monde alors que c'est le degré du journalisme. On ne peut pas comprendre le conflit actuel en Ukraine en lisant tous les jours dans le bus trois lignes sur les 5 morts quotidiens dans une ville au nom improbable à l'autre bout de l'Europe, il faut essayer de comprendre ce qui motive ces gens, quels sont les enjeux, quelles sont les raisons historiques qui font qu'on en est là aujourd'hui et dépasser le cadre de la brève "informative" pour avoir une vision d'ensemble du problème, ça, c'est déjà un peu plus du journalisme.

Et donc ce brave Président Correa, il parle Français, il a étudié dans des universités en Belgique et aux États-Unis les "sciences économiques" et semble relativement accessible puisqu'une chaine "mineure" comme TV5 Monde a été capable de l'inviter sur son plateau. Et son pays a connu de nombreuses crises, économiques et politiques, et son conseil principal (du coup je vais résumer une pensée complexe en peu de mots, ce que je reprochais plus haut aux médias généralistes, pardon), c'est de ne pas suivre les recommandations du FMI et l'austérité, parce qu'il existe d'autres solutions. Ce qui suffit sans doute à beaucoup pour le classifier dans la catégorie des "Présidents gauchistes d'Amérique Latine infréquentables", et pourtant selon les fameux chiffres qu'on brandit toujours pour estimer qu'un pays (ex : l'Allemagne) est un modèle sur le plan économique, l'Équateur s'en sort très bien, que ce soit pour la dette, son taux de chômage inférieur à celui de nos voisins germaniques ou le taux de pauvreté qui s'est réduit fortement au cours des dernières années. Un Président avec des résultats concrets, qui prône une autre vision de l'économie et qui est tout à fait ouvert à la discussion, avec les universitaires comme avec les médias.

Le docu', comme ma critique, se perd du coup entre critiques du système médiatique français et présentation de cet homme assez intéressant (mais peut-être présenté sous son meilleur jour, il est vrai) et les transitions sont parfois un peu loupées. De même, les interviews avec les journalistes des grands médias tombent un peu dans la facilité et la redondance, avec un côté moralisateur un peu trop prononcé, mais quand même une vraie réflexion derrière : au fond, pourquoi ne se bouscule-t-on pas pour interviewer le Président d'un pays qui propose volontiers de partager sa vision du monde, et dans un très bon Français ?

PS : l'article écrit par Rafael Correa sur les erreurs de l'Europe au niveau économique : http://www.monde-diplomatique.fr/2013/12/CORREA/49902
Floax
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le 23 oct. 2014

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