[critique jamais sortie il y a longtemps]


Kiriya, un inspecteur de police, enquête sur groupe mafieux chinois, le Dragon Nail, dirigé par un certain Whang. Cette triade tue un membre des forces de l'ordre lors d'une rixe. L'enquête de Kiriya sur les traces du gang l'amène à découvrir un business plus que douteux, entre Shinjuku et Taipei...


Un vieux libidineux demande une fellation à un jeune éphèbe. Il l'emmène dans le sombre escalier d'une boite de nuit, où lumières kaléidoscopiques et musique techno entremêlent une population surexcitée, plongée dans l'envie de l'oubli. Court silence. L'escalier est crade. Le vieux paye d'avance, l'éphèbe commence sa fellation. Le vieux frotte ses gencives avec de la cocaïne, tout excité. Sur la piste de danse, visibles entre quelques rayons de stroboscope, deux hommes fendent la foule dense puis entrent dans la cage d'escalier. Le jeune finit sa besogne et se retourne, la bave du vieux aux lèvres, souriant et regardant les flics jusqu'alors derrière lui. Il pousse alors son client et court à toute vitesse. Pendant que son collègue interroge le libidineux, l'inspecteur Kiriya poursuit l'éphèbe. Dans sa course éperdue, il trébuche sur le cadavre d'un gardien de la loi qui vient de se faire égorger.


Voilà en quelques mots, bien plus qu'il n'en faut pour ce démarrage en trombe, le résumé de l'introduction du très glauque Shinjuku Triad Society. S’asseoir devant ce titre sorti en 1995, c'est un peu comme faire une fouille archéologique dans la filmographie de Miike. C'est regarder un de ses films fait (peu) avant Fudoh, avant Ichi the Killer, avant Dead or Alive, avant Audition... Bref, avant tout ce pour quoi Miike est en partie (re)connu de nos jours.


Dès les premières minutes, avec ce début très nerveux, on ne peut s'empêcher de penser à Dead or Alive. Non que Dead or Alive, sorti bien après (surtout au vu du nombre de films qui séparent les deux objets), soit une simple relecture de ce yakuza eiga. D'ailleurs, malgré le rythme très relevé de l'introduction de Shinjuku Triad Society, la comparaison formelle s'arrête ici, tant la construction magnifiquement complexe, bien pensée et montée des premiers instants de Dead or Alive place la barre (très) haute. Pour la comparaison, il faut plutôt chercher du côté des thématiques que Miike brosse régulièrement dans ses films : l'identité, la famille, la frontière entre le bien et le mal, le tout feuilleté sous une certaine violence, physique bien sûr, mais avant tout et surtout sociale.


Ici, le scénario est vu et revu. Kiriya est un inspecteur de police taciturne, qui mène une vie entre son travail, les paris, et le don des fruits de ces derniers à ses parents. Il n'a ni femme ni enfant, seulement son père, sa mère et son frère. Après la rixe meurtrière, il décide de gonfler ses bras, et d'aller franco distribuer des ramponneaux gratuits aux malfaiteurs. Pour plusieurs raisons. D'une, parce que son frère se révèle être l'avocat du Dragon Nail (gang composé uniquement d'homosexuels ou de prostitués) - que Kiriya cherche à faire revenir dans le giron familial, à remettre sur « le droit chemin ». De deux, parce que ce qu'il pensait être un trafic de drogue, s'avère être un négoce d'organes pris à des pauvres dans la région de Taipei, ravagée par la came.


Cette opposition fraternelle (les protagonistes sont littéralement, plutôt que simplement symboliquement, de véritables frères ennemis), amène deux sujets : la premier est bien sûr celui de la famille, de la nécessité, même pour un anti-héros tel que Kiriya, de posséder une cellule familiale unie. Il s'y emploie en tentant de ramener son frère, mais aussi en donnant régulièrement de l'argent à ses parents. Et, comme souvent chez Miike, ces tentatives sont parées d'ambiguïté. Ainsi Kiriya parvient-il à subvenir aux besoins de ses parents, mais en faisant des paris clandestins. Perçu comme le fils dévoué, qui donne même « trop », il se retrouve du coup dans une position difficile à soutenir moralement, aussi bien à cause de l'admiration parentale que de par sa profession. Cette tentation qu'a Kiriya tout au long du film, de prendre un chemin ombrageux, que ce soit vis à vis de son entourage ou de son travail, est sans cesse soutenue par le fait que les raisons qui le poussent à faire cela sont honorables ; à comprendre qu'il fait cela pour des gens qu'il aime, et qui l'aiment.


Cela nous amène naturellement au deuxième sujet du film, qui est celui du bien et du mal, de la barrière entre les deux, de l'interprétation que l'on peut en faire. Thématique qui trouve principalement sa source dans le caractère des deux frères, mais aussi dans les moyens employés par l'un ou l'autre pour arriver à ses fins (ou à sa fin).


S'agissant des deux frères, la barrière entre le bien et le mal est bafouée dès le début. Comme souligné auparavant, Kiriya est violent, taciturne, misogyne, mais c'est un flic qui donne de l'argent à ses parents, qui veut sauver des gosses de la misère. Quant au frère, il est vu comme un avocat, à la gueule d'ange, les études brillantes. Il donne aussi de l'argent à ses parents, mais cet argent vient d'une, d'un groupe mafieux, mais en sus de cela, du trafic d'organes dont ce gentil frère s'emploie à nier l'existence, ceux qui font tout pour ne pas voir étant les "mieux" aveugles.


Alors, quel est le plus « mauvais », le plus « bon » ? Plutôt, qui est « bon » et qui est « mauvais » ? Cette question n'a aucun sens, car dans ce schéma inversé (le fils méchant mais gentil, le fils bon mais méchant), Miike brosse des portraits qui ne sont pas tout blanc ou tout noir, mais où chacun, persuadé du bien fondé de ses raisons (donc du fait que ce sont de « bonnes » raisons) avance tranquillement dans les eaux troublées de la morale sans remarquer que celles-ci peuvent le salir. La morale est ici plus proche du cimetière boueux, que d'une mare toute belle où les oiseaux chantent à l'aurore rosée. Cette dernière se fait rosser et devient rouge.


En somme, cette vision du bien et du mal se rapprocherait donc assez du symbole chinois du yin et du yang : il y a toujours une part de positif dans le "mal" et vice versa. Mais c'est une vision absolue, théorique et optimiste pour ce film, qui donne beaucoup plus au noir, pour finalement quasiment tout recouvrir d'une vision nihiliste, à une ou deux exceptions près.


Ce sentiment de dévastation est d'ailleurs appuyé par les activités du gang. Non seulement Wang, le chef cinglé, décide de faire éclater la guerre avec les Yakuzas, mais il n'hésite pas non plus à trafiquer des organes dans sa région de naissance (ce qui permet à Miike d'aborder le thème de l'immigration, en sus du personnage de Kiriya qui est Sino-Japonais), au-delà de tout scrupule. Ce trafic à Taipei permet à Miike d'aborder la question de la violence sociétale, induite par celle du gang (violence qui a elle même éclatée en eux à cause du rejet qu'ils ont subis. Ce sont des parias, des homos et des putes...). A l'arrivée de Kiriya à Taipei, Miike use d'un style documentaire (style que l'on retrouve souvent chez le réalisateur pour souligner des "faits" de société, comme dans Dead or Alive lors de l'enquête de Jojima dans le quartier d'enfance de Ryuiichi), c'est à dire une image sans retouche, où les prises semblent avoir été faites en direct, sans coupure. Cela donne des moments poignants, comme lorsque Kiriya arrive en ville et observe dans l'embrasure d'une maison un enfant en train de pleurer, dans un magnifique contraste de lumière, tandis qu'un vieux est complètement assommé par la drogue, juste à côté... Le trafic se fait au dépend de pauvres de Taipei, en droguant enfants, vieux et femmes, amenant la misère loin des immeubles de Shinjuku où pourtant l'argent gagné est recyclé puis utilisé.


Ce qui est intéressant dans ce système Shinjuku/Taipei est qu'il regroupe plusieurs situations, provoquant alors un système de « cause à effet ». II est indubitable que ce que subissent les enfants et les personnes dans cette région de Taïwan est proprement horrible, et sert des gens plus puissant qu'eux (le gang de Wang). Mais, encore une fois, tout n'est pas tout blanc ou noir. Whang est, comme on l'a dit, natif de cette région. Il est orphelin (même si il l'a un peu provoqué) et a vécu au Japon dans une misère jusqu'à avoir ce statut de chef de gang. La nature du gang est ici essentielle, puisque composé essentiellement de paumés, de parias, de prostitués, d'homos, de drogués ou de cinglés, c'est à dire des personnes au ban d'une société qui les a biberonné à la violence en les rejetant les yeux fermés. C'est en retour ce qu'ils lui donnent : du sang et des morts. Du mépris.


Les personnages emblématiques de cette situation compliquée, une violence que l'on n'aurait pas forcément choisie mais subie, sont l'amant de Whang, le jeune éphèbe, et Lonely Jelly, la fille qui se fait fracasser la tête par Kiriya. Ils sont sans cesse dans le doute, même si teinté d'une certaine innocence dans le cas de Lonely Jelly, et perdus dans ces repères qui sont flous pour eux, probablement depuis longtemps. C'est là tout le génie de Miike, de pouvoir apporter des teintes à ce qui semble dans son tout (le gang) absolument horrible et horrifiant.
Pour revenir à Whang, en dépit de la caractérisation (son statut d'immigré) que lui confère l'histoire, son personnage n'est cependant franchement pas des plus subtils. C'est un méchant très méchant, mais Tomorowo Taguchi est loin d'avoir la classe intergalactique de Riki Takeuchi, par exemple.


L'occurrence stylistique, documentaire, soulignée au-dessus est la seule, selon moi, vraiment notable du film. Les plans s’enchaînent efficacement, mais il manque ici ce qui fait le sel « Miike », à savoir ces petits moments de folie et de beauté, ces petites secondes improbables qui rendent les fanboys béats de contentement, même lorsque le film est plutôt mauvais. Le « Miike's style » en somme, style sur lequel on compte peut-être un peu trop, car omettant souvent le reste de ses qualités. Cela donne un film brut, très brut, ciselé comme un silex, mais point poli comme un diamant. La « faute » revenant probablement au manque de moyens. Paradoxalement, ce côté fauché donne un cachet qui correspond bien à l'ambiance du film, rugueuse et suintante, sale et glauque, sinistre.


Il ne faut pas pour autant croire que ce Shinjuku Triad Society soit un film totalement noir. Miike oblige, le drame est dépressurisé par un pied de nez, par une blague, une situation comique voire... de la poésie. Un gimmick, comme la propension du méchant Whang à montrer son sexe pour clore un de ses discours à un des membres de son gang ou à un des yakuzas avec qui il est supposé passer un accord... La scène vraiment drôle de l'interrogatoire du libidineux par un nain dans un gymnase... Ou une histoire d'amour qui se noue miraculeusement tout au long du film et qui le clôt assez magnifiquement et poétiquement .


Pour conclure, Shinjuku Triad Society pourrait se résumer par deux scènes, symbolisant deux messages. La première, le coéquipier de Kiriya marchant dans une déjection alors qu'il poursuit le groupe mafieux et qui s'exclame après quelques secondes : « Mais... mais c'est humain ! ». Et ce plan, peu après, qui s'arrête quelques secondes sur un bâtiment où il est écrit : « Amusement studio ». Un film tout à fait "Miikeen" donc, dans lequel on retrouve nombre de ses sujets de prédilection, thématiquement très proche du premier Dead or Alive. Takashi Miike parvient à nous démontrer qu'au milieu du tas d'ordure se trouvent toujours quelques fleurs afin de nous prouver que la vie est certes moche, mais ponctuée ineffables beautés.

batche
9
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le 6 déc. 2019

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batche

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