On doit certainement s'estimer heureux d'avoir eu la chance que Les 3 Royaumes soit exploité au cinéma. Même si c'était au prix d'un demi film compilé qui, s'il était épique et vachement bien, trahissait des très gros raccourcis et une réalisation diminuée dans son impact. A la trappe en effet l'humain et le politique. Misère...


Direction donc la version longue afin de profiter pleinement de l'oeuvre du retour pour John Woo. Visiblement transfiguré, à nouveau au sommet de son art, le réalisateur nous livre deux films amples et riches, à la démesure des événements homériques contés dans le fameux poème épique, fondation romancée, voire légendaire de la Chine.


L'art de la guerre


Le premier DVD à peine enfourné dans le lecteur, le spectateur est déjà saisi par une scène de bataille épique et palpitante, sorte de mise en jambes musclée, moyen pour John Woo de mettre les choses au point, faire virevolter sa caméra et iconiser l'un des premiers héros qu'il fait évoluer. Comme pour rincer son public et le préparer à un certain apaisement. Car la première partie des 3 Royaumes est moins tournée vers l'action que vers un véritable art de la guerre. Une fois l'obligatoire scène d'action passée, le réalisateur dessine avec délice le terrain de jeu à sa disposition. Sans jamais perdre son auditoire, il présente les camps qui s'opposent et leurs principaux généraux. Il explore le terrain des alliances, des antagonismes et de la diplomatie déployée pour renforcer l'armée constituée pour faire barrage à un Cao Cao et à ses rêves de conquêtes. Beaucoup de rencontres, de discussions, mais celles-ci ne sont jamais ennuyeuses et permettent de dresser les portraits des futurs alliés ainsi que de la solidité des unions et des allégeances.


John Woo prend ainsi le temps de faire écouter un air enfantin de flûte, de faire jouer à deux personnages une musique pour parler de l'harmonie nécessaire sur le champ de bataille, ou encore de mener une chasse au grand prédateur afin de fournir le courage manquant à Sun Quan pour s'allier et affronter l'ogre Cao Cao. Les réflexions philosophiques s'envolent en même temps que l'on jauge les forces et qu'on aiguise les lames en vue de la bataille de la Falaise Rouge. C'est dans ces instants là que l'on se rend compte que le montage cinéma a le plus taillé, alors que des personnages comme celui de Zhao Wei acquièrent une autre dimension, plus intime, fraîche, fougueuse et garçon manqué.


La stratégie Ender


John Woo, sans que l'action n'en patisse, se permet aussi de mettre sur le devant de la scène toute la ruse et la stratégie militaire employées, via le magnifique personnage de Takeshi Kaneshiro, sage, érudit et charismatique, provoquant une étrange fascination au moins égale à celle des véritables guerriers au coeur de l'action.


Déjà à l'oeuvre dans la première scène d'affrontement où il s'agissait d'aveugler les adversaires pour permettre protection et repli, la stratégie occupe une place prépondérante dans la bataille, à l'image de cet incroyable formation / labyrinthe dissimulé par un écran de fumée orange et une folle cavalcade. C'est aussi la capacité à lire le sens de la bataille, la faculté d'anticipation des plans adverses ou de bénéficier de sa force pour la retourner à son avantage qui en est la véritable clé de voute qui décidera de la victoire ou de la défaite. Ou jouer sur les caractéristiques du lieu de l'affrontement, les éléments naturels changeants, le vent qui tourne, décidant de quel côté penchera la balance du sens de l'histoire qui s'écrit sur les plus petits détails. Espions et messagers sont aussi de la partie, tout comme la maladie dont on essaie de tirer partie, comme Rutger Hauer utilisait la peste dans La Chair et le Sang chez Paul Verhoeven, ou les machinations permettant de piquer du matériel à l'ennemi tout en se débarrassant de deux généraux qui conféraient un avantage déterminant à celui qui les comptait dans ses rangs.


Être une femme


Si la guerre est une histoire d'hommes, le cinéaste ne néglige cependant pas ses rôles féminins, qui s'avèrent être aussi fortes dans leur volonté ou dans leur caractère que les plus grands guerriers. C'est à l'occasion d'un calme relatif avant la tempête, que le réalisateur met à profit pour les dessiner, tout en développant, la la deuxième partie, les tranches de vie dans les deux camps, tant dans la préparation que dans les moments de relachement. Tout d'abord le personnage de Zhao Wei, toujours aussi téméraire dans son espionnage, tire parti d'une intrigue, au très léger accent comique, lui conférant une véritable importance dans l'affrontement à venir, tout en lui faisant construire des liens avec un capitaine ennemi, animant ainsi son coeur.


Xiao Qiao, elle, s'érige en figure majeure du conflit, traversant à son tour le fleuve pour se tenir devant Cao Cao, l'occasion pour John Woo de nourrir ces deux rôles d'une épaisseur inédite en révélant à la fois toute la bonté, la douceur, la grandeur et le sacrifice de l'une, miroir des aspirations de l'autre, de sa volonté de faire la guerre pour l'amour d'une femme et de son coeur qui déborde de toute son arrogance et son assurance. Tout cela donne au film un faux air de guerre de Troie, les interventions divines en moins. Xiao Qiao s'érige donc en véritable point faible du tyran, révélé par une scène de rituel du thé tout aussi forte qu'allégorique.


♫ Je te donnerai... Tous les bateaux, tous les chevaux, tous les soleils ♪


La mise en scène des 3 Royaumes restitue enfin les combats dans tout leur aspect légendaire, faisant évoluer des guerriers qui en valent mille, dans la plus pure tradition des Dynasty Warriors, dans une totale variété des rixes, des armes, des situations, des formations militaires. Elle permet aussi de dessiner des personnages dans toute leur fougue, comme Zhang Fei, véritable lion en plein coeur de l'affrontement et d'illustrer leur bravoure ou leur loyauté.


Ces champs de bataille voyent évoluer nombre de belligérants ou encore de chevaux. Mais jamais John Woo ne noie son spectateur sous les simples effets de foule pour signifier le caractère démesuré de la confrontation. Sa mise en scène magnifie les duels, rend les affrontements palpitants, le tout dans une parfaite lisibilité de tous les instants, loin des habituels découpages épileptiques qui gâchent le plaisir ressenti. Ici, au contraire, l'orgie guerrière est constante et l'on sent que de nombreux figurants sont mis à contribution. La générosité du film se traduit aussi dans les costumes ou les armures, luxueux, ainsi que dans les décors, travaillés et magnifiques.


Quant au superbe plan, fluide et ample, permettant de saisir le nombre incroyable de bateaux constituant la flotte de Cao Cao, il fait office de véritable pont entre les deux parties de l'oeuvre, amorçant un long crescendo vers la bataille navale tant attendue, forte, impressionante, incroyable, et démesurée dont le déluge de flammes se prolonge jusqu'à l'affrontement ultime dans le camp d'un tyran en déroute.


Ce goût pour l'action ne prend pourtant jamais le pas sur les sentiments qui animent l'oeuvre ainsi que le coeur de John Woo. Ce goût pour les sentiments exacerbés, la fraternité, les rapports humains, l'amitié, l'exaltation d'un honneur et d'une loyauté digne d'un code de chevalerie d'un autre âge, tout cela se retrouve dans Les 3 Royaumes. Dans une magnifique ôde guerrière, un flamboyant poème épique d'une générosité constante et d'une beauté saisissante.


Behind_the_Mask, qui s'exerce à servir le thé.

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le 30 déc. 2015

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