Le Vent se lève s’ouvre sur des jeunes qui jouent au hurling en se criant dessus. Ces mêmes jeunes qui, quelques instants plus tard, tiendront leurs crosses comme des fusils pour s’entraîner au tir et se déchireront réellement dans un dernier temps, non plus pour un jeu, mais pour l’avenir de leur pays. Une métaphore inaugurale qui touche à quelque chose de fondamental : la victoire dépend de la cohésion d’une équipe, mais les règles du jeu, reçues différemment par l’un ou l’autre joueur, peuvent entraîner des tensions au sein d’un même camp.


Adapter au cinéma un sujet tel que la guerre d’indépendance irlandaise, ainsi que la guerre civile qui la suivit, n’est pas tâche aisée : la longévité des affrontements (1919-1923), la complexité des intérêts politiques de chaque camp, la représentation de l’occupant britannique, entre autres, auraient pu handicaper le film de lourdeurs, de confusions ou de manichéisme. Il n’en est rien, et si la réception du Vent se lève en Grande-Bretagne fut forcément plus tiède qu’ailleurs, la Palme d’or permit au film de Ken Loach de jouir d’une certaine réputation, demeurant à ce jour l’un de ses plus connus du grand public. Pour autant, le film n’est pas toujours facile d’accès, malgré son casting alléchant (Cillian Murphy en tête, épaulé par un Liam Cunningham toujours impérial) : la dureté du sujet, le traitement froid et « réaliste » de la violence, ou encore les discussions politiques ne sont pas toujours simples à appréhender. Mais pour peu qu’on s’y investisse, Le Vent se lève emporte petit à petit le spectateur dans un tourbillon révolutionnaire viscéral et déchirant.


Le film se construit en deux parties distinctes, qui coïncident avec les deux moments de ce morceau d’histoire irlandaise : d’abord, la révolte contre la Grande-Bretagne, avec l’organisation de la résistance, les sabotages, les embuscades, l’union fraternelle absolue d’un peuple en quête d’indépendance et avant tout de liberté. Ensuite, l’éclatement d’une guerre civile insoupçonnée tant la cohésion des Irlandais semblait inébranlable, aboutissant à un déchirement au sein de la résistance, entre ceux acceptant le traité de paix, et ceux voulant continuer le combat pour atteindre à une liberté totale et définitive (craignant, sinon, que la paix proposée par la Grande-Bretagne ne soit que temporaire et que leur « indépendance » ne soit qu’une nouvelle forme de soumission déguisée). Entre ces deux parties, un moment de flottement, d’équilibre fragile : celui de la victoire d’un peuple uni contre l’envahisseur. À ce moment, on se demande comment le film va encore tenir 40 minutes, puisque tout semble rentrer dans l’ordre, l’objectif mis en place depuis le début est atteint. Et Ken Loach d’introduire, après une première partie lorgnant davantage vers le film de guerre, des éléments politiques venant briser les relations entre personnages longuement et intelligemment tissées, faisant basculer l’intrigue vers un drame social et familial bouleversant où les deux frères O’Donovan, autrefois unis contre les Britanniques, s’opposent désormais au nom d’une conception différente de la liberté.


Ce qui est terrible, dans Le Vent se lève, c’est de constater que le combat n’est jamais fini. Loach parvient admirablement à faire ressentir cette satisfaction et ce relâchement libérateurs après le triomphe sur la Grande-Bretagne ; et en un rien de temps, il parvient tout aussi bien à nous faire dire « mais c’est pas possible ! » lorsque nous pressentons qu’un conflit interne pourrait – et va – éclater. La compassion pour les personnages et leurs familles est totale, mais l’empathie l’est aussi envers ceux qui sont représentés comme les antagonistes. D’abord, envers ces soldats anglais forcés à commettre des horreurs sur des civils innocents, à cause d’ordre incontestables et impulsifs ; puis envers les « nationalistes » menés par Teddy Donovan, ces Irlandais désirant finir la guerre et se contenter d’une paix qu’on leur propose, mais qui est une paix quand même. Le point de vue de Loach glisse ainsi des résistants irlandais dans leur ensemble vers les dissidents de la guerre civile, de Teddy et Damien vers Damien seulement, nous forçant nous-mêmes à tourner le dos à ceux que nous aimions hier.


Grâce à cette narration en deux temps, Loach évite le piège du manichéisme dans laquelle la première partie aurait pu sombrer, les Britanniques étant les « grands méchants » et les gentils résistants les sauveurs de la veuve et l’orphelin. D’un seul coup, ce camp se scinde en deux et chacun est prêt à tourner son fusil contre son frère, à abattre celui pour qui il avait risqué sa vie plus tôt, à manipuler la justice pour servir ses intérêts nouveaux alors même que c’était pour cette justice que leurs hommes sont morts. Qu’est-ce qui les différencie des Britanniques, si les résistants se mettent à agir comme ceux contre qui ils se battaient ? À quel point se battre pour de belles idées (la paix, la liberté) octroie-t-il le droit d’outrepasser certaines valeurs et institutions ? Ken Loach met ces questions dans la bouche de ses personnages, conscients de la perte de sens de leur combat à certains moments. On en vient à instrumentaliser les morts en parlant pour eux, en donnant ici un sens à leur sacrifice, puis donnant là-bas un sens opposé selon les intérêts défendus. Les morts planent toujours au-dessus des décisions des vivants, qui sont paralysés par le poids du passé et de leurs martyrs.


Filmée avec une photographie magnifique, car très froide et « naturelle », sans surexposition inutile, l’Irlande est magnifique, comme souvent au cinéma. On est loin des plaines verdoyantes de L’Homme tranquille de John Ford, qui peignait une Irlande idyllique. Néanmoins, l’ambiance n’est pas si éloignée des films de Ford, avec des passages de fraternité, de chant, de grande humanité qui rendent les paysages et les personnages authentiques et étonnamment « familiers », quelle que soit la distance qui nous sépare de ces héros. Et cette proximité que le cinéaste parvient à créer avec le spectateur rend leur combat d’autant plus universel, avec pour horizon cette liberté jamais vraiment épousée.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 11 juin 2020

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Jules

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