Second essai cinématographique après Jean Cocteau fait du cinéma (1925), le film du poète français est loin d’être son plus simple à aborder, s’inscrivant dans le genre fantastique, expérimental et surréaliste, comme son contemporain Buñuel. Pourquoi commencer par celui-ci, alors ? Tout simplement parce qu’il constitue une base nécessaire à la compréhension de ses autres films, tant dans le fond que dans la forme. Cocteau s’expérimente et essaye toutes les folies alors possible dans ce film afin de comprendre quelle forme peut convenir le mieux à son langage artistique.

Avant tout, Le Sang d’un poète n’est pas un film disposant d’un scénario à proprement parler. Evidemment, le film est très écrit de bout en bout, mais il n’a pas de schéma narratif dans le sens classique du terme. Pas de héros, pas de quête particulière à accomplir. Le film de Cocteau s’articule davantage sur une réflexion concernant des thèmes précis. A l’instar de la littérature, il y a des romans et des essais. Ce film-là s’apparente à un essai. Cocteau plonge dans les méandres de son imagination tumultueuse et offre un rêve découpé en quatre parties, quatre tableaux cinématographiques dont les liens relèvent des thèmes et non de la narration classique.

Cocteau met en scène Cocteau, on peut d’ailleurs sans doute penser que c’est son film le plus personnel, celui où il se met le plus à nu. Le sang d’un poète évoque les passions comme les angoisses de l’artiste en décrivant, dans sa première partie (la plus longue), les tribulations d’un artiste-dessinateur déchiré par sa propre force créatrice, « ou comment j’ai été pris au piège par mon propre film » comme l’évoque le réalisateur lui-même dans un carton orné par sa célèbre signature. Le film ne se place dans aucun contexte spatial ou temporel particulier tant il parait hors du temps. Des coups de canons entendus au loin dans la première partie ne manquent pas de rappeler l’engagement éphémère de Cocteau dans la Première Guerre mondiale, inapte au front mais tout de même ambulancier quelques temps. Il faut comprendre que le cinéma (et l’œuvre) de Cocteau aurait sûrement été différents sans la Grande Guerre. Héritier de toute la magie du « cinéma à effets » de George Méliès, Cocteau le transpose dans un monde plus torturé, éventuellement défiguré et violent. Derrière la beauté de certaines créations du film, on ne peut que retenir un aspect sordide tant la mort plane en permanence au-dessus de nos têtes.

C’est peut-être là tout le grand paradoxe du cinéma de Cocteau, cet artiste qui regarde continuellement vers les étoiles mais ne peut s’empêcher de mettre en scène la mort. Thème cher à son cœur, ces fameuses étoiles sont régulièrement présentes dans le film, jusqu’à même servir de boucle de ceinture au poète de la première partie, marqué également par une étoile dans dos. Être artiste relève-t-il d’une malédiction, un cadeau empoisonné des Dieux que l’on se doit d’honorer ? On y retrouve également le miroir, objet qui fascine Cocteau, ainsi que tout le jeu cinématographique et fantastique qui s’y rattache. Le miroir n’est pas qu’un simple reflet, c’est une porte vers soi-même, un monde dangereux et incertain. « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images », s’exclame une voix-off. Ces éléments semblent ainsi conduire inéluctablement vers la mort. L’inéluctabilité et le pessimisme semblent profondément ancrés dans le cinéma de Cocteau. La mort ne touche pas que l’artiste, elle touche aussi l’enfant dans une seconde partie, pourtant figure intouchable de la société.

Le film s’évertue ainsi à mettre en scène des déviances humaines sous un œil profondément métaphorique jusqu’à un final dans la rêverie. Cocteau suggère, il ne fait surtout que peindre une allégorie sans toutefois en imposer outre-mesure les réflexions. Il est possible également que le cinéaste rende ainsi son film confus tant il converge vers un maelström d’idées et de cinéma expérimental sans l’unité qu’on retrouve dans ses films postérieurs. Néanmoins, par l’épuration de certains artifices de narration, Cocteau cherche à aller droit au but, on y entrevoit les enjeux de sa carrière. On y décèle le talent d’un redoutable metteur en scène, osé sur le plan technique, qui propose des effets spéciaux assez intrigants. C’est un film à l’esthétisme marqué d’autant plus mis en valeur par les costumes de Coco Chanel ou alors la musique du grand Georges Auric, dont c’est par ailleurs la première composition.

Le Sang d’un poète s’avère alors être un film par lequel il peut être intéressant de commencer Cocteau. Opaque quand on ne connait par l’artiste, on pourra toujours y revenir après avoir découvert le reste, afin de mieux le comprendre comme de s’y perdre à nouveau, sans déplaisir.

Retrouvez le rétro Jean Cocteau sur Cineheroes : http://www.cineheroes.net/category/retro

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le 6 nov. 2013

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Lt Schaffer

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