À la veille de la Première Guerre Mondiale, un village allemand voit se succéder de malencontreux évènements sans qu’aucune explication satisfaisante ne soit trouvée, aucun coupable inquiété. La fâcheuse série débute, en même temps que le film, par un piège tendu au médecin qui le fait tomber de cheval et entraîne son hospitalisation. Après cet incident, la femme d’un paysan meurt dans un accident lors des moissons, le potager du baron est vandalisé avant que son jeune fils ne soit enlevé et battu et qu’un incendie ne ravage une grange de son domaine. Enfin, la maîtresse du médecin retrouve son fils mutilé et rendu aveugle. Une enquête lancée par l’instituteur du village s’éteint aussi vite qu’elle commence, tandis que la guerre éclate.


C’est la voix off de ce même protagoniste, l’instituteur, qui va guider la narration. Cette dernière, sans être totalement déstructurée, n’est pas non plus tout à fait conventionnelle. En effet, si l’histoire est bien relatée de façon chronologique, le narrateur évoque chaque épisode sans immédiatement le lier aux autres, comme s’il s’agissait d’un malheureux enchaînement, presque fortuit. Ce n’est qu’au fil d’indices (plus ou moins évidents) laissés par Haneke et relevés par l’instituteur qu’une corrélation se dessine entre les faits. Il semblerait qu’ils soient commis par les enfants du village, notamment les aînés du pasteur. Pour autant, jamais l’auteur ne fixe de verdict ni ne condamne.


Les perturbations traversées par l’ensemble de la communauté permettent une exploration plus resserrée de chaque foyer et de ses maux – et il y en a : deuil, misère sociale, sévices physiques et morales, rigorisme religieux, abus incestueux… Chaque cellule familiale s’avère un microcosme miroir de la société dans laquelle elle existe, reproduisant ses mécanismes de pouvoir, de domination, de violence. Le réalisateur déploie alors avec intelligence une critique sur la brutalité adulte, sous toutes ses formes, dirigée ou non vers les enfants, si prégnante qu’elle atteint et gangrène à son tour la progéniture locale. Avec pessimisme et austérité (ce que certains lui reprochent), Haneke expose la cruauté humaine sans fard. Et le bilan est sans appel, lorsqu’éclate la guerre et que se noue un terrible lien de cause à effet : maltraiter nos enfants, c’est mettre en péril l’avenir de la nation toute entière. L’avenir de l’humanité.


Dans cette diatribe sans concession, les notables (le médecin, le pasteur, le baron et le régisseur du domaine) sont attaqués de façon virulente. Leur hypocrisie, leur lâcheté et leurs bassesses sont outrancières, et la violence sociale qu’ils entretiennent est la racine du mal qui ronge les plus jeunes. Ils sont les principales cibles des attaques ; leurs enfants en sont les supposés instigateurs.


Si la majorité des personnages sont odieux, ils n’en sont pas moins complexes et surgissent par moments des éclats fugaces d’empathie à leur égard. À l’instar du pasteur, d’une brutalité abjecte avec ses rejetons, mais que le spectateur découvre doué de sensibilité lorsqu’il s’émeut de la mort de son oiseau. Offrant d’ailleurs une des plus belles scènes du film, avec son cadet lui proposant de lui donner son propre oiseau pour le réconforter, tandis que le petit animal avait été un moyen de pression du père sur l’enfant auparavant. Les protagonistes sont bien construits, moins manichéens que ce que l’on pourrait croire. Et quelques-uns sont même très lumineux et généreux, ramenant enfin un peu d’espoir, comme l’instituteur et sa fiancée Eva, ou la douce fille du médecin prenant soin de son petit frère.


Les conflits de ces êtres donnent lieu à des scènes étourdissantes, telles celle de l’oiseau précédemment citée, la rupture du médecin et sa maîtresse, les enfants du pasteur allant se faire battre… Certaines se déroulent en plans-séquence, sublimes. Il faut dire qu’esthétiquement, le cinéaste a effectué un travail remarquable. La beauté et la sobriété du noir et blanc s’allient à une composition de cadre splendide. L’ensemble est juste et a quelque chose d’éminemment pictural, relevant des tableaux réalistes et naturalistes ; on est chez Gustave Courbet et Émile Friant. Cette picturalité se retrouve entre autres dans les scènes de groupe, comme le bal au domaine du baron ou les funérailles du fermier, qui sont toujours construites de manière à faire résonner les dynamiques de pouvoir. En outre, le travail brillant de l’image unifie l’étonnant mélange des genres composant le long-métrage : drame historique réaliste, narration épique, fable symbolique…


Et si ce film est une histoire de violence, il est aussi une histoire d’apprentissage, celui-ci bien sûr inextricablement lié au contexte brutal dans lequel il prend place. En ce sens, il rappelle des enjeux de la magnifique pièce L’Éveil du printemps de Frank Wedekind (1891) – on peut d’ailleurs noter que le sous-titre du Ruban Blanc, « Une histoire allemande d’enfants » fait sacrément écho à celui de cette œuvre : « Une tragédie enfantine » –, où des adolescents subissent la violence des carcans sociaux et religieux alors qu’ils découvrent leurs désirs, au seuil de l’âge adulte. Dans l’exploration initiatique d’Haneke, il est intéressant de relever le fait que certains enfants sont entravés dans leur quête de vérité, de façon concrète ou symbolique. Ainsi, la fille du contremaître fait des rêves prémonitoires mais on ne la croit pas et la traite de menteuse, le fils du médecin découvre la nature ignoble des relations entre son père et sa sœur mais on l’en détourne et n’en fait peu cas, on mutile le fils de la sage-femme en lui crevant les yeux (ce qui est doublement porteur de sens, puisque sa mère pratique l’art de l’accouchement, la maïeutique, qui a une signification philosophique très intéressante en rapport à la connaissance)… Enlever aux enfants leur acuité, nier leur clairvoyance et les laisser dans l’ignorance, c’est garder l’ascendant sur eux et perpétuer le processus d’asservissement.


Toutefois la vérité finit toujours par émerger, et les adultes peuvent bien tenter de dissimuler leurs infamies derrière les portes, sans succès ; elles ne cachent rien aux oreilles curieuses des écoliers, ne retiennent pas les plaintes de ceux qu’on maltraite, dévoilent aux yeux d’un garçonnet insomniaque son père en train d’abuser sa sœur. Face à la brutalité verbale et physique, ne reste alors qu’un silence si glaçant qu’il traverse les chairs et marque, lui aussi, à vif.

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le 7 nov. 2020

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