Qu'attendons-nous pour devenir des chèvres ?

Le Quattro Volte nous montre un vieux berger et son troupeau de chèvres. Celui-ci finit par mourir seul chez lui ; quelques chèvres évadées par accident de leur enclos viennent sans faire exprès lui rendre visite. Par la suite le film suivra une petite chèvre perdue dans la forêt, puis un sapin, puis du charbon.

Je vais commencer par me plaindre tout de suite de la construction trop didactique du film. En allant de l'humain jusqu'au minéral en passant par l'animal et le végétal, le film se réduit à une simple démonstration en fin de compte théorique. Ce principe de matriochka dont parle le cinéaste en entretient est pourquoi pas séduisant, mais il réduit son film à une poupée gigogne là où la première partie du film pouvait prétendre à bien plus, comme par exemple : être un chef d'œuvre. Je vais peut-être poser une question fâcheuse : quand le film s'intéresse à la vie de ce sapin et de ce charbon, ne devient-il pas ennuyeux ? Est-ce que le sapin et le charbon ne résisterait pas à la fiction ? Ne serait-ce pas plutôt des objets de pure contemplation ?

Mais Frammartino a au moins le mérite d'avoir essayé de faire exister des personnages non-humain, ce qui devrait toujours réjouir quiconque s'ennuie de la standardisation des films depuis à peu près 125 ans. Frammartino dit lui-même qu'il y a un préjudice à réparer, celui de ne penser le monde qu'à partir du regard humain. Préjudice d'autant plus considérable au cinéma que son "langage" (sic) s'est construit par rapport à la figure humaine, directement héritier comme il le rappelle de la perspective monofocale picturale (lire Daniel Arasse).

Si l'on cherche à représenter le monde autrement que par la manière dont l'humain le perçoit, nous sommes contraints de prendre de la distance, de replacer la figure humaine dans un lieu dans lequel cohabite beaucoup de vivants, dont par exemple des arbres, dont par exemple des chèvres. Et au passage, cela soustrait la voix humaine du récit (comme chez Tati). Ça ne l'efface pas, mais elle ne compte plus. Nous l'entendons, mais au même titre qu'un chant d'oiseau.

Entendre une voix comme on entend un chant d'oiseau.

J'aimerais me concentrer à présent sur ce que je préfère dans le film, ce qui m'a donné envie de le voir, et ce que je trouve plus intéressant que tout le reste : les chèvres.

Les chèvres sont intéressantes à plusieurs égards : d'abord les regarder est toujours passionnant. Leurs déplacements ne sont jamais prévisibles, et leur corps même a une manière particulière de se mouvoir. Ce sont, comme tous les corps animaux au cinéma, de beaux corps. Ils sont beaux certes parce que je les trouve beaux, mais aussi parce qu'on ne les voit pas. Dans la vie nous n'y prêtons pas nécessairement attention, et au cinéma, on ne les filme pas ; ou du moins on ne les filme pas pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des animaux.

Deuxièmement ces chèvres ne sont pas toutes seules, elles sont accompagnés d'un chien de berger, et d'un berger. Durant à peu près toute la première heure du film se constitue un dialogue entre eux tous. Entre un chien un peu homme, un homme un peu chèvre, et des chèvres pas tout à fait humaine.

Plutôt que de faire un saut dans la nature, ces chèvres vont faire un saut chez l'humain. Frammartino va les filmer dans un tout petit appartement étriqué, sur une table, au chevet de leur berger. Plus tard, nous les verrons faire tomber un balai. Cette collision entre ce qui relève de la vie humaine et ce qui relève de la vie animale est je trouve magnifique. Cette collision vient révéler l'étrangeté fondamentale de la vie. En voyant une chèvre faire tomber un balai, nous pouvons nous rendre compte de la remarquable étrangeté de cette créature, et par extension de notre étrangeté. Cela ne va pas de soi, la vie. La vie ce n'est pas moi, être humain, puis un animal, puis un arbre, puis probablement d'autres choses. La vie c'est tout ça dans le même temps. Sans hiérarchie. Sans morale. Il existe une connexion fondamentale entre toutes ces formes d'existence, et c'est ce que le film se propose de démontrer presque mathématiquement ; mais demeure tout de même une indifférence entre ces différentes formes d'existences. Le soleil et le vent se fichent d'un drame humain, tout comme un troupeau de chèvres se fiche de la souffrance de leur berger, comme en témoigne la plus belle scène du film : le berger mène son troupeau dans un étroit sentier, il tousse et marche péniblement. Il s'arrête. Les quelques chèvres encore derrière lui veulent lui passer devant. Il s'assoit au bord du chemin, les chèvres passent précipitamment.

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le 16 mars 2024

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