Le Pistonné
6.2
Le Pistonné

Film de Claude Berri (1970)

Claude Berri, grand producteur reconnu, est aussi et surtout un réalisateur incroyablement sous estimé. Il est parvenu à s'offrir une position tout à fait inédite au sein de la production française de l'époque : il écrivait, produisait, jouait et mettait en scène sa propre vie sur grand écran avec des acteurs de renom à ses côtés et les moyens de les diffuser largement dans les salles. Le succès de son premier film Le Vieil homme et l'enfant puis les triomphes commerciaux de Claude Zidi, des Charlots, de Pierre Richard qu'il finançait lui ont permis de mettre en scène des films d'auteurs, des autobiographies sur pellicule où il jouait son propre rôle. Exception faite de son premier long-métrage (c'est l'histoire de son enfance, incarné par le jeune Cohen qui va devenir son alter ego à l'écran pour l'incarner plus jeune, à l'instar de Jean-Pierre Léaud avec François Truffaut qui adorait tous les premiers films de Berri en lequel il se retrouvait beaucoup) et de ce Pistonné, la Columbia lui préférant une vedette comique montante de l'époque. Excellent choix que voila.


Guy Bedos est ici bien loin des personnages caricaturaux qu'il incarne sur scène ou à l'écran. Bien plus beau, drôle et charismatique que Berri, il parvient cependant à l'incarner à la perfection. Bedos a un irrésistible don pour observer ses congénères, en atteste l'efficacité redoutable de ses sketches et son interprétation du personnage de Claude Berri. On sent que ce dernier l'amuse au point de le singer avec beaucoup de malice et de bienveillance. Bedos est ici timorée, pudique avec ce petit zeste de rébellion tout à fait savoureux. Niveau jeu, il y va à l'économie, ce qui permet au long-métrage de garder son aspect réaliste et donc autobiographique. Nous ne sommes pas dans une farce mais dans un récit de vie cocasse. Tout se joue dans son regard. Il y a quelque chose d'irrésistiblement Keatonnien dans le regard de Bedos lorsqu'il se retrouve embarqué dans les pires situations. Il ne dit mot, les traits de son visage demeurent figés mais ses yeux, son regard dépité parlent bien mieux pour lui. C'est ici la force de ce comédien trop rare, bien trop sous estimé au cinéma. Seulement de grands cinéastes comme Claude Berri ou Yves Robert (qui joue d'ailleurs ici son père, tenant ce rôle récurrent chez Berri avec Charles Denner en alternance) ont su exploiter sa vis comica avec efficacité et quel dommage que ce tempérament formidable ne fut pas plus et mieux exploité au cinéma...


Ce film fonctionne comme le témoin de ce que pouvait être le service militaire d'un jeune en pleine guerre d'Algérie. On a l'impression d'ouvrir un journal intime où le ton y est doux amer, une marque de fabrique Berrienne à souhait, où sont alignées plusieurs anecdotes, tantôt burlesques, tantôt tendres mais jamais méchantes ou à charge. Le film sent gentiment la naphtaline dans sa manière d'appréhender avec un grand naturalisme les décors, les costumes et les moeurs de l'époque. Sa manière de mettre son film très simplement en scène, avec beaucoup de plans séquences fixes et en plan large, avec des contre champs factuels positionne Berri en tant que cinéaste-observateur, d'être le témoin de son temps, ce qui confère à son film une valeur quasi documentaire, avec son regard tendre et caustique sur une époque qu'il ne regrette pas mais qui fut fondatrice dans la construction de sa pyché. Il est intéressant d'ailleurs de lire ses mémoires "Autoportrait" pour mettre en parallèle ses vrais souvenirs avec la manière plus édulcorée et plus amusante qu'il a de les mettre en scène ici pour faire de ce film d'auteur un spectacle tout à fait réjouissant, se dégustant comme un petite douceur. Rien n'est égratigné, on ne met jamais vraiment les pieds dans le plat, ce film est à l'image de ce qu'a vécu Berri : une période pénible mais amusante avec le recul.


De facto, le film peut apparaître assez plat - ce qu'il est du reste - il n'y a jamais de grandes idées de scénario, de répliques, de mise en scène, aucune fulgurances de jeu. C'est un long-métrage en avance sur son temps et qui échappe donc aux codes qui feront les succès qui suivront (il devance la sortie des Bidasses en folie qui sera un triomphe, relançant ainsi la mode du comique troupier qui fit fureur en France dans les années 30). Claude Berri propose un moment sympa, comme si un quidam que l'on rencontre dans le train vous partageait ses souvenirs. Pas inintéressant en soi mais pas inoubliable pour autant. On retiendra surtout la maestria de la réalisation de Berri qui a toujours su croquer des univers graphiques et géographiques avec une précision tout à fait jubilatoire. Après la campagne en zone libre du Vieil homme et l'enfant, le Paris fréquenté par la diaspora juive des années 60 dans Mazel Tov et avant le Paris nocturne et coupe-gorge de Tchao Pantin, la Provence baignée de soleil de Jean de Florette/Manon des Sources et les nuages gris surplombant les tristes corons de Germinal, Claude Berri nous offre ici le soleil marocain magnifié par la photographie de Alain Derobe qui parvient à mettre en lumière de sublimes décors et paysages du cru en apprivoisant merveilleusement bien le soleil de la région.


Côté distribution, on retrouve les futurs habitués du cinéma de Berri comme Jean-Pierre Marielle, Claude Piéplu et, bien évidemment, le tout jeune Michel Coluche (ainsi crédité dans le générique de fin) dans un rôle absolument pas amusant mais lui convenant tout autant : un réfractaire relativement modéré et droit dans ses bottes. Passé la surprise de le découvrir aussi jeune et mince (voire même étonnamment bien foutu), on se régale à y découvrir tout ce qui fera plus tard le sel de ses meilleures compositions au cinéma (et il y en aura peu, malheureusement) avec sa sensibilité, son oeil qui frise sans arrêt, son humanité et ce côté je m'en foutiste, voire anar, si réjouissant et qui me manque tant.


Mais un autre comédien de second plan a plus encore retenu mon attention, il s'agit de Claude Melki. Il serait temps de se pencher sur cet OVNI sur pattes, un autre acteur keatonnien dans son genre. Une carrière gâchée. Il crève l'écran ici dans un second rôle où on ne voit quasiment que lui. Plus qu'un physique, il a une présence dont on ne peut définir le charisme si singulier, il m'a donné l'impression de flotter dans chaque scène, d'être toujours à contre-temps et à contre-point, de ne jamais être là où il faut, d'être en décalage constant, ce qui lui confère une formidable et irrésistible présence. Le voyant ainsi dans Le Pistonné, on imagine une suite de carrière où il aurait pu développer son personnage lunaire dans des films où il aurait pu tenir le rôle titre, voire écrire et mettre en scène des comédies visuelles et poétiques dont il aurait été le héros. Il aurait pu creuser son trou, développer son art comique si atypique et marcher sur les pas de Tati, Etaix, tout en creusant son propre sillon. Malgré sa rencontre avec un grand réalisateur malheureusement trop confidentiel (Jean-Daniel Pollet), il n'aura jamais percé. S'il était également scénariste, qu'il avait eu la force créative et le soutient nécessaire du métier pour créer son propre univers qu'il aurait pu mettre en scène, si Claude Berri avait plus cru en lui par la suite comme il a cru en Coluche, surement que sa carrière aurait changé et, bien qu'il ne serait jamais devenu - je pense -, une grande star bankable de notre hexagone, il serait cependant devenu, pour sûr, l'une des pièces majeures de notre patrimoine culturel et il aurait pu laisser, au grand public, le souvenir de sa silhouette et de son style si atypique. Monde de merde.

ThibaultDecoster
6

Créée

le 9 févr. 2022

Critique lue 102 fois

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