Il faut avoir un peu vécu dans le temps arrêté d'un bled désertique et solaire pour ressentir les effets d'une temporalité qui n'a rien à voir avec notre frénésie. C'est toujours dans le désert que le divin, s'il existe, met durement à l'épreuve l'homme rendu à sa nudité et au vide de l'existence. Mais l'épreuve peut être drôle vue d'un fauteuil et traitée avec la dérision d'un regard malicieux et moraliste avec légèreté...




Il y a 14 ans, nous traversions l'Atlas avec nos filles dans un bus indigène sans âge. Nous allions du sud du pays vers Marrakech. Autant dire que nous étions sur Mars. Je ne me souviens pas d'un plus grand dépaysement qui parle à l'imaginaire. Quelque chose d'antique, l'ocre rouge aride, un espace ouvert et vaste, écrasé sous un ciel immobile, de rares villages endormis dont les raisons d'être semblaient obscures pour un touriste un peu béat. En dehors du mouvement du bus, rien ne semblait plus avancer sous le ciel. Puis soudain, au milieu de ce nulle part grandiose, montré du doigt par mes filles collées à la vitre, un homme enveloppé de voiles clairs, debout, pétrifié, une chèvre maigre contre ses flancs. Rien, rien, rien d'autre autour. D'où est-ce qu'il venait ? Comme s'il avait toujours été là. Un berger sans doute. Une situation qui faisait le romanesque pour le touriste en quête d'ailleurs. Ce souvenir, c'est la temporalité et la photographie (magnifique) du film, premier long métrage d'Alaa Eddine Aljem que j'ai très envie de défendre, en dépit de quelques imperfections et en raison de belles promesses à tenir.




Ce premier long, c'est donc un petit conte bien drôle et beaucoup plus fin qu'on a pu le dire, un petit conte qui emprunte à la fable burlesque, fait pour instruire et distraire, selon la double vocation du genre de l'apologue, un petit conte qu'on aurait pu intituler "Le voleur et le saint".
Dans l'apologue, les personnages n'ont pas de nom. Ils se définissent par leur fonction ou un type. Ils ont peu d'épaisseur car leur vocation est didactique. "Dans le Miracle du Saint Inconnu", donnez-moi d'abord le voleur, type célèbre des contes orientaux : il arrive lui-aussi au milieu d'un nulle-part solaire et désert ; il est aux abois, il conduit une vieille voiture qui tombe en panne. Il est fiévreux, il a un visage magnifique (Younès Bouab !), taillé à la serpe, les yeux brûlants et fous ; il gravit une colline, y enterre à la hâte son magot et simule par-dessus une tombe sous le ciel ; la crainte du divin et la superstition éloignent les curieux ! Il est arrêté juste après. Voilà pour le prologue.
Dix ans plus tard, à sa sortie de prison, il revient sur les lieux pour exhumer son trésor. Que trouve-t-il sur l'emplacement du butin ? Magie d'une ellipse narrative bien foutue : un mausolée érigé en hommage "au saint inconnu" et, en bas de la dune, tout un village sorti du sable comme par miracle, peuplé d'habitants venus entretenir le culte et surveiller le saint. Premier comique de situation qui ira crescendo.
Il ne fait pas de doute que le magot sera difficile à récupérer dans ces conditions. L'intrigue est menue, comme il se doit dans un apologue, et repose sur le ressort comique de l'empêchement. La narration adopte dès lors une structure cyclique jour/nuit - temps du village/temps des voleurs, et un comique de répétition nuancé d'infimes variations qui, loin de lasser, en font le sel, le saugrenu et surtout la frustration plaisante. Le vieux truc de l'arroseur arrosé fonctionne toujours.
Car notre beau voleur taciturne, qui passe aisément auprès des habitants du bled pour une espèce de géologue fada du caillou, se retrouve constamment empêché par toute une galerie de personnages loufoques qui vont par deux, selon la loi du burlesque, ou par groupes, et créent les contretemps désopilants. On rencontre le gardien du mausolée et son chien adoré ; le nouveau jeune médecin du village et l'infirmier flegmatique ; le barbier-coiffeur qui fait tourner le vent, et ses immuables clients édentés. Il faut avoir été enseignant-coiffeur dans un bled aux portes du désert, comme mon père au début des années 60, pour savoir où sont les centres névralgiques et comment fonctionne la galerie de figures pittoresques. A se croire dans un Pagnol au Maroc. Et puis il y a les hommes d'un côté, et les femmes désoeuvrées de l'autre, qui vont se distraire chez le jeune médecin en lui racontant les maux de tête du lundi et du vendredi. Il y a enfin un jeune paysan-bon fils qui aimerait fuir la sécheresse et son père attaché à son sol comme Sisyphe à son rocher, contemplant jour après jour les terres arides délaissées par ceux qui sont partis tenter leur chance dans le monde moderne. Tous parlent peu mais ont beaucoup d'humour. Il faut leur rappeler qu'ils sont autorisés à faire plus d'une phrase à la fois, mais au fond, à quoi servirait de parler dans un tel lieu ?
Sous un ciel impénétrable et sourd, les personnages sont partagés entre l'ennui, le menu larcin et la prière, en recherche de sens et surtout de prodiges.
A quoi tient finalement l'érection d'un lieu saint ? A quoi tient la foi ? A un gros malentendu et à beaucoup d'espérance, à des promesses aussi incertaines qu'attendues, à un mysticisme de proximité un peu filou, un peu bricolé, opportuniste, qui fait que le voleur ne veut pas tuer, que son acolyte - dénommé le cerveau par antiphrase - se réjouit de n'avoir pas réussi à écraser le chien, parce que les chiens sont "des mecs bien" et que les deux (une autre paire drôlatique) remettent leur entreprise au lendemain par mauvais pressentiment. Les habitants aiment voir des miracles en tout. Quant au père dépressif, il n'existe que par sa ténacité ou sa stupidité à espèrer la pluie, l'oreille tendue aux voies impénétrables des ondes du transistor et de la météo.
Un épilogue en forme de résolution burlesque : car les miracles arrivent parfois, eux-aussi à contretemps, un peu trop tard mais peut-être bien au fond quand il faut, pour punir le crime et récompenser le sacrifice. Il suffit de peu pour ériger un autre mausolée, cette fois bien nommé.
J'ai aimé le regard gentiment moqueur et bienveillant du jeune réalisateur sur un pays pétrifié entre ses traditions et une modernité qui peine à s'affirmer. Le chantier des infra-structures routières est en effet aussi incertain dans son avènement que le miracle de la pluie (Oh Jean de Florette !), et l'on confondrait à moins le grondement du tonnerre divin avec celui de la dynamite de l'homme bâtisseur.
Notre beau voleur erre à la fin, les mains vides, tout couvert de poussière, de retour dans son nulle-part aride.

Sabine_Kotzu
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le 5 avr. 2020

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Sabine_Kotzu

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