Des paillettes dans les cheveux, des open space tremblant sous les pieds agités des courtiers, célébrant dans un concert assourdissant les plaisirs de l’Eden, Jordan Belfort regarde face caméra. De toute sa superbe, il affirme avec le plus grand dédain que ses affaires sont totalement illicites. « Who cares ? » La question éthique singe dans tous les films de Scorcese mais ici, les contractions morales s’ajustent et abordent un monde que le réalisateur connait bien, un monde qu’il réinvente à sa guise. Un monde dont il change le décor pour conserver les mêmes codes. En déguisant ses gangsters en golden boys, Little Italy en quartier d’affaires et le sexe, en arbitre du capitalisme néolibérale, le cinéaste s’approprie un sujet hautement périlleux et déploie toute sa maestria. Film marathon, film somme, le cinéaste nous livre une œuvre inédite, reprenant des thèmes de prédilection mais en transcendant le genre et le registre. Moins sérieux que Margin Call mais plus éclatant, moins ambitieux que Cosmopolis mais plus efficace, The Wolf of Wall Street est une véritable réussite, bousculant les genres et détonnant à chaque scène, flirtant avec le génie et la démesure. Car oui, ce film est la démesure même ; comment peut-on arriver à éprouver de l’empathie pour une enflure de la pire espèce ?
Jordan Belfort (incarné par le futur primé aux oscars, Léonardo Di Caprio) incarne tout du loup de Wall Street : il est ambitieux, cupide, opportuniste et dépendant. L’histoire, son histoire, raconte l’ascension picaresque d’un golden boy en puissance, dont la stratégie est de vendre à prix ridicules des actions non-solvables aux classes moyennes. Pour ce faire, il monte sa propre entreprise et insuffle à ses courtiers un speech de référence, une méthode agressive, pugnace et efficace afin de littéralement arnaquer le client.
Scandales et trahisons
L’auteur de Mean Streets revient à un style de narration qui réunit tous les thèmes manichéens de son œuvre. Avec un récit décousu, le personnage central narre son histoire en commençant d’emblée au milieu de l’intrigue. Le décor est planté. Pour arriver à une telle richesse et un statut social salutaire, Jordan Belfort s’emploie à raconter son œuvre et comment a-t-il fait pour y parvenir. Tricherie, violence et corruption sont de mises. Finalement, Scorcese arrive ici à déguiser ses truands en traders, parés de costumes sur-mesure.
Ces entourloupes sont basées sur l’asymétrie d’information : Escroquer les petites gens. Ils ne possèdent pas le savoir nécessaire pour déceler le vrai, du faux ; l’altruisme, du truandage. Jordan Belfort, dans une course effrénée contre la décadence où les protagonistes se dirigent tout droit vers un paradis terrestre idéalisé, n’a qu’un but : posséder le matériel, détenir une quantité incroyable de capital constituent ici une fin en soi. D’ailleurs, Jordan, afin de convaincre ses amis de travailler pour lui, leur demande qu’est-ce qu’ils veulent, quel est leur plus grand désir ? Parallèlement, Scorcese nous questionne sur le but intrinsèque d’une vie terrestre : Est-ce dans la nature humaine de s’enrichir ?
L’appel de la forêt
Si le scénario est aussi efficace, c’est qu’il est interprété par des acteurs magistraux, que ce soit Di Caprio dans le rôle de Jordan Belfort ou Jonah Hill, grandiose et décapant dans le rôle de l’associé Donnie, le bras droit de Belfort. Ensemble, ils vont chaparder, corrompre et violer tout code d’éthique dans la poursuite d’un but vain : drogués au billet vert, les deux acolytes poursuivent un graal polymorphe et insaisissable, les plongeant petit à petit dans un enfer encore inconnu.
Absurdité, grandeur et décadence
De singulièrement possible, le scénario se mue en une course dopée à l’adrénaline : l’enflure démesurée de l’égo dans la volonté de puissance met en exergue l’ego surdimensionné de Belfort. Toucher du doigt la condition divine : tout contrôler, tout posséder. La drôlerie, c’est de pousser le thème jusqu’à l’absurdité complète, de sorte que l’on passe de la puissance démesurée d’un personnage à une affirmation paradoxale qui est en fait contradictoire. De « vraiment trop fort », notre vision change et passe à « impossible », provoquant ainsi la surenchère et l’éclat de rire car c’est aussi ça, The Wolf of Wall Street : un humour absurde décapant, et décadent. C’est que le passage de la puissance à l’absurde est évidemment forcé et en réalité, logiquement interdit. Mais ici, Scorcese se libère de toute logique pour sublimer, à grand coup de virtuosité, la démesure.
L’ivresse de l’argent
Ce dépassement des frontières de la réalité résonne durant tout le film, implantant sa vision acerbe non sans diaboliser complètement le trader. Scorcese nous montre un monde faste et exubérant, rempli de dissonances et de contradictions où le cinéaste imprime son style et retourne à une forme de cinéma qu’il maîtrise depuis maintenant plusieurs décennies, l’expressionisme dans toute son envergure : des coups d’éclat, l’exagération au bout des doigts, rugissant en plusieurs points d’orgues somptueux, le tout magnifier par les « trucs » malins dont le réalisateur, habile, contrôle tous les aspects.
Scorcese bouleverse son propre modèle tout en gardant l’essence : Nombre des films de Scorsese pourraient se résumer ainsi : un héros s’ouvre difficilement au monde, croit maîtriser la situation puis retourne à son univers réduit. La maîtrise factice du personnage central tend à s’effriter, laissant apparaître les failles du système financier. Et si la mise en scène réussit pleinement à peindre cette ivresse, elle coexiste à travers des signifiants bien distincts. Le cinéaste arrive ainsi à magnifier l’ivresse de l’argent, ce besoin inextinguible de satisfaire l’enivrement absolu, cette drogue verte.
Sexe(s) , Drogue(s) & Rock’n’roll
La place de la drogue joue une grande importance dans le film et survient à différents instants précis du film. Elle est polymorphe et revêt des aspects particuliers, tout en exacerbant les compositions de l’image. Ainsi les différents protagonistes plongent progressivement dans un trip extra-sensoriel où le niveau de défonce ainsi que la dureté des drogues s’accentuent. De la marijuana, on passe à l’héroïne, pour sombrer dans des cachets et autres médocs interdits par l’Etat. Plus les personnages s’enrichissent, plus la drogue prend des formes de mignardises sublimes auxquels peu ont la chance de goûter.
La drogue se décline sous d’autres aspects comme le sexe et surtout, l’argent. Le cinéaste veut montrer à travers cette escalade de la dépendance, l’absurdité même de la finance : Jouer avec des chiffres, spéculer, arnaquer… Autant de verbes, autant d’actions où les climax symbolisent une bulle spéculative, côtoyant un abîme effrayant.
Des climax à répétition, des acteurs phénoménaux, des plans surréalistes abondants, Scorcese en a extrait l’absurdité et le faste du système. Le réalisateur prouve avec The Wolf Of Wall Street qu’il est possible de faire un film extravaguant, riche en rebondissement et immoral tout en subjuguant le regard. L’image double, les contrastes d’intérieur/extérieur, l’ambivalence des personnages, font de ce film une œuvre flirtant avec la décadence et la virtuosité