Le Grand Passage
6.8
Le Grand Passage

Film de King Vidor (1940)

J'avoue je me suis endormi deux fois.

La première fois, c'était vers le début. J'ai été réveillé par la bagarre dans le bar, avec le patron qui souffle une chandelle et une grande confusion de coups de poings dans l'obscurité. C'était rigolo ; il y avait des types avec des perruques. C'est là que j'ai compris que c'était un film en costumes, alors que, je ne sais pourquoi, mon cerveau voulait que ça se passe à une autre époque. Intellectuellement, j'ai réussi à intégrer le fait que c'était le milieu du XVIIIe mais, de temps à autre, j'avais l'impression que c'était au XIXe (façon Davy Crockett) ou carrément au XXe pendant la Guerre du Vietnam mais là c'était n'importe quoi et je disais à mon cerveau : "calme-toi, tu vois bien que ce film a été réalisé en 1940. Tu déraisonnes Francis." ça devait être le rapport un tantinet brutal et cruel aux Indiens (gros malaise de la scène avec l'Indien ivre/enivré de force) ou alors tout ce vert que l'on voit à l'écran. Il y a du vert tout le temps, de la forêt, des arbres, et les tenues des rangers sont vertes aussi, du coup ils progressent en vert dans une bouillie de vert au milieu des arbres verts.

Bref. je me suis endormi une deuxième fois, et quand je me suis réveillé, c'était la scène de guerre contre les Indiens Abénakis. Oh pétard la scène. Que dis-je "guerre" ? Ce n'est pas une guerre c'est un pur massacre. Une boucherie totale. Je ne sais pas si le terme "génocide" est exact en l'occurrence mais en tout cas ça y ressemble. Les rangers de Rogers (du nom du "héros" du film, Thomas Rogers) déboulent comme des Apaches dans le village des Abénakis et, jouant de l'effet de surprise, mettent le feu à leurs cahuttes en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "Hugh!" Les Indiens paniqués sortent de chez eux et courent dans tous les sens en se faisant occire épouvantablement : ils se font tirer dessus de loin, Ils se font tirer dessus à bout portant, ils se font éviscérer à coup de baïonnettes, ils brûlent, ils se noient, ils s'enfuient d'un côté ils se font descendre, ils s'enfuient de l'autre ils se font descendre. Ils forment un dernier carré pour résister à ces salauds de rangers angliches et se font massacrer sans pitié. Pas de quartier. No Mercy. Il y a même un ranger psychopathe qui décapite un Indien et se trimballe avec sa tête comme trophée. Tout cela au milieu des flammes. C'est l'horreur, c'est sauvage. Mais on sait que les Abénakis en question n'était pas des tendres non plus, et qu'ils avaient préalablement torturé des bambins et fracassé le crâne de pas mal de pauvres citoyens anglais innocents à coups de tomahawks. Ce n'était donc rien d'autre qu'une expédition punitive. Des représailles un peu sévères, mais justes. Donc ça va.

Après, la dynamique du film dans son ensemble est celle du crapahutage, un lent et immense crapahutage. Si quelqu'un venait me prendre à partie comme ça dans la rue, à brûle-pourpoint, et me demandait d'un air délié : "Tiens, t'en as pensé quoi du Grand Passage de Vidor?" Je lui répondrais tout de go : "oh la la, qu'est-ce que ça crapahute!". Les rangers marchent dans la forêt. Les rangers progressent avec difficulté dans la boue. Les rangers traversent la rivière à la nage. Les rangers se prennent la tête sur la colline. Les rangers dorment dans des marais entassés les uns sur les autres comme des ragondins. Les rangers chassent le cerf et se demandent s'il faut le bouffer tout cru parce que s'ils le cuisent la fumée va attirer les Indiens... Et tant d'autres frasques, péripéties et pérégrinations du même tonneau.

Je suis allé chercher l'étymologie de crapahuter sur le CNRTL. Il s'agit d'un mot qui appartient au jargon militaire. Donc voilà déjà bim, on est en plein dedans. Il vient de "crapahu" qui est une déformation potache de "crapaud". Les élèves de Saint Cyr l'employaient pour désigner la démarche maladroite et lourdaude du militaire qui progresse sur un terrain difficile avec tout son barda. C'est très imagé, très parlant, et c'est assez ce qui se passe dans Le Grand Passage. Les rangers de Rogers sont un peu des crapauds, ils avancent comme des crapauds. Ils ont la même couleur d'ailleurs aussi. Je rebaptiserai donc volontiers le film : Le Grand Crapahutage (vers une sorte d'espace mystico-poétique qu'on verra jamais mais qui se trouve quelque part par là, au Nord-Ouest)

Il y aurait d'autres choses à dire sur l'histoire d'amitié entre deux hommes. Le major Rogers et Langdon Towne, mais franchement elle ne m'a pas intéressé. Je ne sais pas si Spencer Tracy est censé avoir du charisme mais pour moi, quitte à passer pour un hérétique ou un béotien sanglant, c'est : "pas beaucoup". La tirade mosaïque de la fin et le miracle de l'arrivée des Tuniques Rouges sont quand même sympathiques et, de manière générale, Vidor parvient à approfondir ses thèmes de prédilection : l'éloge du labeur collectif, le rapport entre un individu d'exception et un collectif, l'intransigeance et l'intégrité. Comment un héros impose ses vues, motive ses troupes, les met au service de son idéal, parvient à leur faire garder espoir dans les moments difficiles (voir Notre pain quotidien) ici la découverte de ce mystérieux "passage au Nord-Ouest" qui reste, encore à la fin, comme une sorte d'horizon inatteignable, une ligne de fuite, un Graal où Rogers est Arthur et les rangers ses chevaliers.

5 scalps sur 10.

LeJardindesIdees
5

Créée

le 9 mai 2022

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