Le Cousin Jules
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Le Cousin Jules

Documentaire de Dominique Benicheti (1972)

A quoi bon l'art, quand il existe l'art de vivre ?

Je me suis souvent ennuyé dans ce film, d'un ennui profond parfois… Mais j’ai aimé cette oeuvre malgré tout. Je l’ai aimée car elle est tellement vivante, tellement humaine. C’est un éloge de la vie, une ode à la vie même, malgré la vieillesse de ce couple forgeron et paysan. C’est l’éloge de la vie simple, l’idéal de vie de Tolstoi, où le Dieu que l’on sert n’est rien d’autre que la Nature ; un idéal d’humilité de l’homme face à son créateur, un idéal du contentement, et en cela c’est une oeuvre assez stoïcienne ! Et cela me rappelle un peu ce que voulait atteindre Lévine, dans Anna Karénine, qui est pour moi le plus grand personnage de toute la littérature de Tolstoi avec le Prince André de Guerre et Paix. Mais c’est un mode de vie qui ne peut marcher que pour des hommes qui sont dans le contentement, pour des êtres à qui il ne faut pas grand chose pour vivre, pour atteindre le bonheur, ou en tout cas, la tranquillité. C’est un film qui nous montre un idéal de la sagesse, car ce couple est sage, terriblement sage… Au point que je me sens presque coupable de ne pas avoir cette capacité du contentement. Ne serait-ce pas cela après tout, la bonté la plus totale ? Le contentement, l’acception de sa condition, tout en la sublimant ? Est-ce une forme d’aliénation quelque part ? Peut-être… La Nature deviendrait alors l’opium du peuple, de ce peuple du contentement. Mais ils semblent si préservés, si loin d’une politisation outrancière qui ne pourrait que corrompre leur idéal de vie, leur apparent bonheur ! Tout est politique bien sûr, dans le sens où tout relève DU politique… Mais tout n’est pas politique dans le sens où tout ne relève pas de LA politique, puisque la politique, c’est la réalisation du politique à travers les hautes instances, les administrations. La politique, c’est l’organisation du politique.


Ici, non, tout cela leur est épargné. Sont-ils égoïstes ? Pas le moins du monde ! Ne se sentent-ils préoccupés que par eux-mêmes ? Non plus, car ce sont des questionnements qui ne semblent même pas les frapper, tant leur humilité est grande. Et pour tout dire, que c’est bien mis en scène ! Quelle esthétique se dégage de ce film osé ! J’apprécie tout particulièrement quand les réalisateurs éternisent les scènes où l’on voit les personnages manger. Dominique Benicheti lui éternise toutes les scènes. Il nous montre un quotidien, une routine, et si pour certains, la routine fait peur, la routine peut même devenir meurtrière (Le septième continent de Haneke le montre parfaitement, ainsi que la haine sans précédent que porte Rodia sur la routine surannée du citoyen moyen dans Crime et châtiments de Dostoïevski), ici, elle les rassure, elle maintient leur idéal, elle leur donne une vitalité pure. Et Benicheti lui arrive à capter cela ; que j’ai aimé voir ce couple manger, voir ce forgeron boire son coup de pinard et demander à sa femme si elle souhaite boire un verre de plus… Que j’ai aimé voir ce forgeron couper son pain, avec un certain bonheur à l’idée de manger après sa journée de labeur… Loin de tout le superflu de la vie citadine moderne… C’est le contentement ultime, et que c’est beau, que c’est beau, que c’est beau !! Et quelle humilité (et pudeur) face à la mort également... Car nous ne voyons pas la mort de cette femme ; mais elle semble toujours exister. En témoigne ce dernier repas du forgeron. Il est seul sans vraiment l'être. C'est une histoire d'amour éternelle... Comme quoi, l'amour peut parfois vraiment exister, et dépasser le désir ; là aussi, nous sommes dans une profonde sagesse.


C’est souvent ennuyant, car on est dans la répétition excessive. Mais c’est une oeuvre magnifique, assurément géniale. Un film idéaliste, un film naturaliste, un film documentaire ? Non, juste un film de Cinéma qui capte la plus belle humilité que je n’ai vu dans une oeuvre cinématographique. Une oeuvre d’amour ; un amour éternel de ce couple, un amour du spectateur pour ce couple, un amour du Cinéma proposé par Benicheti, un amour de la sagesse et de l’humilité qui peuvent être inaccessibles à certains spectateurs, dont moi. Le film semble même dépasser le Cinéma. Un poème d’amour, lyrique, qui vit par lui-même. L’art serait pour le faible, pour celui qui ne peut être dans le contentement… Puisque l’art, pour Kant, n’est que l’imitation de la Belle Nature, imitation qui ne sera jamais aussi belle que la réalité. A quoi bon l’art, quand il existe l’art de vivre ?

Reymisteriod2
9
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le 7 janv. 2020

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Reymisteriod2

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