Charlot est à mon sens bien moins comique que tragique, dans le fond : il y a, dans ses moments de comédie les plus absurdes et inventifs, cette détresse silencieuse exprimée en chanson par le sublime Smile des Temps Modernes. Le Cirque tourne entièrement autour de cette expression du désespoir sentimental de cet être sans attache ni pied-à-terre (du moins, ne l'a-t-il pas encore déniché), au point de composer l'une des performances les plus touchantes du cinéma comique, toutes époques confondues.


Parce qu'on y rit autant avec que de Chaplin : bien conscient d'être un pitre avant d'être un artiste, il réduit, dans la première partie du long-métrage, son personnage à la plus simple expression du divertissement populaire qui soit; Charlot, drôle à ses dépens, est destiné à la solitude de celui qui rend la vie des autres plus acceptable. Habité de cette mission d'utilité publique, il n'osera pas s'opposer à ceux à qui profitent de sa maladresse, bien moins par lâcheté que par gentillesse absolue.


D'une pureté qui suscite autant l'admiration que ce qu'elle frôle la naïveté, il avance avec son pas de pingouin et rend plus beau, plus attachant tout ce qu'il touche : du patron tyrannique et violent à son bras droit primaire et bourru, il les transformera en doux agneaux par l'intérêt qu'ils dénichent en lui. Il n'était en même temps pas bien difficile de comprendre que Charlot, la poule aux oeufs d'or ayant atterri miraculeusement dans un cirque portant bien son appellation, rapportera gros à ceux qui le dirigent. Forcés d'être sympathiques, de le chouchouter, ces derniers perpétuent l'idée selon laquelle Charlot ne peut-être aimé, dans ce volet, que lorsqu'il va dans l'intérêt des autres.


Trop pur pour se douter de leur opportunisme, il feint d'être volontairement l'attraction du spectacle au moment de l'apprendre : c'est parce qu'il est lui qu'il est drôle, parce qu'il existe sans artifice ni travail établi au préalable. Cette sincérité là, qu'on pourrait aisément taxer de spontanéité rayonnante, définit la vie de son personnage et celle de son interprète, appuyant, il fallait s'y attendre, la dimension cathartique du protagoniste Charlot.


Chaplin, à l'orée du cinéma parlant, prépare ses adieux à son personnage fétiche par l'aveu de son incapacité à se résigner aux attentes stéréotypées de producteurs incarnés par les deux malfaiteurs en chef du cirque : en lui demandant de reproduire sa maladresse involontaire, ils dénaturent son art parce qu'ils suppriment l'essence spontanée de son humour. Et c'est parce qu'il tente de refaire l'infaisable - imiter à l'identique le génie de l'imprévu - qu'il ne plait plus à personne. Défait de sa personnalité sincère, de sa maladresse réjouissante, Charlot ne peut plus exister parce qu'il n'est simplement plus Charlot.


Chaplin prend ici en compte toute la mesure désespérée de son personnage : il n'existe, comme on l'évoquait plus haut, que parce qu'il va dans l'intérêt des autres, quitte à perdre son statut d'homme pour n'être plus qu'un divertissement dont il faut profiter tant qu'il n'a pas encore lassé le public. Ce questionnement, attestant de la dimension pathétique de son icône, témoigne des inquiétudes d'un réalisateur/acteur/scénariste en proie aux évolutions technologiques et culturelles de son époque : aussi vrai que le public rejette les frasques de Charlot lorsqu'il tente de reproduire une recette qui marcha en des temps plus insouciants, à quel moment connaîtra-t-il, lui aussi, les demandes forcées des producteurs, souvent signes de la fin d'une époque et d'une carrière?


Devra-t-il, aussi, se résigner à les accepter pour rester dans la course, ou serait-il possible qu'il s'y entraîne seul, sans se rendre compte de sa perte d'inspiration progressive le conduisant irrémédiablement, et inconsciemment, vers un pastiche du grand artiste qu'il fut autrefois? Rassurons-nous, s'il a pu se poser ces questions légitimes (qui attestent d'ailleurs de sa clairvoyance et de sa maturité), il n'aura jamais imité, pour une fois, son personnage dans la déchéance artistique, trop indépendant et sincère pour suivre ses traces.


Une indépendance qui lui cause, pour revenir au Cirque, plus de tracas qu'autre chose : de la bonté irréfléchie qu'il affiche en début de bobine, naît une évolution progressive de sa maturité par le seul contact du monde du cirque et de ses dirigeants. On le sent, à mesure qu'il gagne en expérience dans le métier, changer volontairement le cours de son propre avenir : lui qui y débarqua en un quiproquo, et devint célèbre l'instant d'après, ne pouvait par nature en retirer aucun bénéfice personnel.


L'amour, l'argent, le beurre et le couteau : autant tout donner le temps d'une rencontre, offrir à ceux qui sont dans le besoin. Cette générosité pure, honorable, se changeant progressivement en désir amoureux, sera remplacée, au malheur d'une jolie rencontre, par un sens des responsabilités nouveau : se sachant incapable d'offrir l'avenir que celle qu'il aime mérite, il se résignera à faire l'ultime sacrifice, laisser sa perspective de bonheur amoureux aux bras d'un autre, un homme riche et beau, qui donnera à l'artiste le confort et la sécurité de biens dont elle rêvait.


Charlot, seul comme toujours, termine sa route en suivant les pas de ses débuts d'artiste burlesque : là où il contemplait plus tôt le cirque, univers d'opportunités pour les affamés, par une petite brèche dans son chapiteau, il le suit s'en aller lentement, surement, du haut de sa mallette, soutenu par sa canne, fidèle amie qui ne le quittera jamais, pas même lorsqu'il trouvera le bonheur, le temps d'un sourire, en marchant, le long d'une route, bras dessus bras dessous d'une si jolie femme en des temps plus modernes.

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le 14 avr. 2020

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FloBerne

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