Liberté sexuelle ou sécurité familiale

Pietrangeli, réalisateur majeur trop oublié, a le don de savoir tirer des portraits sociaux et psychologiques de personnages types avec un regard et une acuité modernes: de la jeune femme superficielle rêvant de gloire en pleine époque yéyé de Je la connaissais bien à ces prostituées en quête de liberté en temps de patriarcat d'Adua et ses compagnes, en passant par ce couple d'annonces matrimoniales s'essayant avant l'heure aux sites de rencontres, ou ce mari jaloux et macho dominé par sa femme dans le cocu magnifique , tous se détachent par leur originalité pour l'époque annonçant des luttes collectives ou des initiatives individuelles voyant alors timidement le jour mais s'annonçant comme des certitudes des temps à venir. Dans Lo scapolo Pietrangeli, à travers ce portrait de célibataire endurci, quoique d'aucuns puissent n'en voir que l'apparence machiste de l'homme à femmes, distille une ironie fine et pointe sans concession les failles de la société italienne émergente, libre sexuellement et en même temps attachée à la structure familiale traditionnelle et matriarcale.

L'un des premiers plans du film montre l'habileté du cinéaste italien, riche de son expérience avec Rossellini et Visconti, entre autres: un génial plan circulaire autour des tables pendant un banquet de mariage au long duquel il cueille des bribes de dialogue présentant le thème (se marier ou rester libre?), le lieu (Italie, plus précisément Rome, celle de la plèbe), l'ambiance (traditionaliste mais populaire), une langue (la gouaille romaine, comparable à l'argot parigot et à la réparti des titis). Toutefois, il est vrai que le reste du film ne se démarque guère pas sa virtuosité formelle, à l'opposé de Je la connaissais bien ou Le cocu magnifique. Néanmoins, d'autres aspects se révèlent vraiment dignes d'intérêt: en premier lieu les dialogues, croustillants, souvent drôles, où la fameuse gouaille romaine s'épanouit librement; ensuite le personnage de Paolo, exubérant et indécis, apparemment sûr de lui mais en proie au doute constant, remarquablement interprété par Alberto Sordi (d'ailleurs lui-même célibataire endurci dans la vraie vie) ; l'intelligence du portrait psychologique de ce même personnage ; et surtout le regard de Pietrangeli sur celui-ci, toujours aussi subtil, à la fois compatissant quand il doute du bien-fondé du mariage et de la vie de couple, perçues comme la fin de la liberté, et acerbe quand il joue le citadin cultivé alors qu'il n'y connaît rien, quand il se fait appeler docteur alors qu'il n'a aucun diplôme de ce genre, quand il s'éloigne de la très belle hôtesse de l'air une fois l'amour consommé, quand il lorgne la femme des autres, quand il s'éprend de femmes inaccessibles, trop belles pour lui, quand il accepte l'invitation d'un vieux célibataire avec qui il dîne en tête-à-tête (avec la même ironie, bien que moins franche, que le Flaubert de Bouvard et Pécuchet), et surtout quand il fait trôner sur son bureau personnel la photo de sa mère, éternel et seul amour de sa vie.

Une comédie à l'italienne comme il ne s'en fait plus nulle part, drôle et intelligente, proposant une vraie réflexion sur la question du mariage, menée avec un excellent rythme, un amour du verbe et une vision sociale pertinente et originale.

Marlon_B
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le 10 oct. 2022

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