Embryon formel aussi inspirant qu'annonciateur

Analyse de séquence : https://youtu.be/vNYg4YWkp0k

1:02:42 -- 1:10:19

Le Carnaval des âmes, ou Carnaval of Souls dans sa version originale, est un film fantastique étasunien réalisé par Herk Harvey en 1962. On y suit l’histoire d’une femme perturbée qui ne cesse de fuir une espèce de traqueur, poursuiveur malsain incarné par Harvey lui-même. Réalisé à Lawrence et à Salt Lake City en seulement deux semaines avec un budget dérisoire de 30 000 dollars, Le Carnaval des âmes est ce qu’on peut qualifier un film de série B. Si le budget n’a pas aidé, les critiques non plus : le film a fait un bide complet. Il a fallu attendre plusieurs années, voire décennies pour rétablir le blason du film. Le projet de ce métrage prend racine au Grand Lac Salé : le réalisateur rentrait chez-lui avant d’apercevoir un bâtiment étrange, puis il se met à le lorgner, une obsession émerge en lui, il veut absolument voir « des morts danser dans une salle de bal au bord du Grand Lac Salé ». Le Carnaval des âmes est devenu culte et pour cause de grands cinéastes tels que David Lynch et George A. Romero affirment s'être inspirés de ce film. Par ailleurs, nous verrons dans notre analyse quels ont été les éléments, procédés esthétiques qui les ont influencés tout en répondant à notre problématique : Par quels moyens cinématographiques Herk Harvey travaille la détresse de Mary dans la séquence ? Dans un premier temps, on va se concentrer sur la subjectivité bivalente des plans, puis on s’intéressera à la double facette du montage et on terminera par la symbiose insidieuse de la lumière et du son.

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I) Le plan : présence de deux subjectivités

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A) Le cadre dynamique : une subjectivité mise à mal par une autre.

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Nous allons voir qu’il y a dans cet extrait deux types de subjectivité, l’une se caractérise par des cadres et plus précisément des angles atypiques reflétant l’état mental de l'héroïne. La deuxième se matérialise par des cadres, plans subjectifs et voyeuristes d’un autre sujet. Dans l’extrait, l'héroïne entre avec sa voiture dans un atelier de réparation automobile. Ici l’atelier a toujours eu une symbolique univoque dans l’histoire du cinéma étasunien, à savoir une halte, un lieu de repos momentané, un lieu réconfortant. Cet atelier est notamment caractéristique du genre road movie. Parallèlement, ce repos réside déjà dans l’objet de locomotion : la voiture comme la quintessence du confort et de la propriété étasunienne. Nous allons voir que Harvey prend le spectateur à contre-pied de la même manière que Romero. Avant que l'héroïne entre dans l’atelier, nous avons un plan subjectif (1:03:16 - 1:03:30), le spectateur remarque ainsi une présence autre installée subrepticement à l’arrière du véhicule. Cette présence est suggérée par un moyen cinématographique. Ce plan subjectif, cette présence ressurgit (manifestement fantomatique puisque le gérant de l’atelier ne la remarque pas), pendant que l’héroïne, en restant dans sa voiture (comme si c’était son cocon), se fait surélever (1:04:08 - 1:04:16). Cette présence qui se poursuit à l’intérieur de l’atelier nous indique la nature de l’être subjectivé au moyen de procédés cinématographiques, celle-ci sera explicitée par le plan de la main (1:05:11 - 1:05:16), c’est la métonymie du mal : plutôt que de montrer l’être entièrement (ce qui l’humaniserait), on préfère le désigner par une forme abstraite (main, plan subjectif indéterminée). Dans les films d’horreur on ne montre jamais le visage du stalker, mais toujours la main portant l’objet contondant. Ainsi, Harvey travaille des plans purement archétypaux, car le mal est par essence un archétype. On retrouvera le plan subjectif quand elle ouvrira une porte (1:07:28 - 1:07:37), alors qu’on y voyait un raccord mouvement, un plan fixe anodin qui montre le passage d’un lieu à un autre. Ce plan se transforme, il devient inquiétant prenant une aura subjective par sa longue durée, comme s’il s’agissait d’un regard insistant (à noter que l’héroïne jettera fugacement un coup d'œil à l’arrière). Et enfin, un autre plan subjectif surgit vers la fin de l’extrait (1:09:20 - 1:09:28) mais cette fois en plongée sur l’héroïne comme si le mal s’apprêtait à l’assaillir d’une fenêtre de l’immeuble. La première subjectivité est donc celle du mal, mais il y en aura une autre qui représente l’état mental de l'héroïne matérialisé par ce qu’on peut appeler le cadre dynamique. C'est-à-dire que la panique de l'héroïne va influencer le choix du cadre. Ainsi nous avons une succession de trois plans (1:05:44 - 1:05:49) où le cadre est très atypique : plan fixe, caméra au ras du sol filmant les jambes de l’héroïne et l’angle d’un immeuble à la pierre reflétant, nous la voyons courir du premier au troisième plan. Au deuxième la caméra est toujours au sol avec un angle frontal mais filmant le personnage de profil, au troisième nous la voyons courir de dos. Cette succession souligne le déséquilibre mental de l'héroïne, sa détresse qui n’arrive plus à se représenter l’urbanité de manière ordonnée mais que par des cadres chaotiques et imprévisibles. Ce chaos sera réitéré par des cadres débullés (1:08:19 - 1:08:25) accentués au sein du cadre par les lignes obliques des barrières. La cause de ce chaos est la présence d’une autre subjectivité abstraite, indéterminée. Ce jeu sur les cadres n'est pas sans rappeler celui de Romero qui filmera, six ans plus tard dans La Nuit des morts-vivants, le personnage de la blonde par des cadres dynamiques, des cadres débullés, organiques et subjectifs. Une femme se faisant poursuivre par un zombie et qui, ni l’atelier de réparation automobile (ou plutôt ici une station d’essence, mais c’est similaire), ni la voiture ne la sauveront, puisqu’ils seront détruits.

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B) Le mouvement virtuel de la caméra : une subjectivité qui malmène une autre

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Nous avons décidé de séparer le cadre et le mouvement en deux parties distinctes, car le mouvement ajoute une nuance indépendamment du cadre.

Nous avons vu que, en plus de l'héroïne, c’est le moyen de locomotion qui est mis à mal puisqu’elle décide de l’emmener à l’atelier de réparation. Et quel est l’attribut, la cause finale de ce moyen de locomotion ? Le mouvement. C'est-à-dire que quand on malmène l'héroïne et par extension sa voiture, on malmène en réalité leur mouvement. Il va sans dire que cette question du mouvement se répercute également dans les procédés cinématographiques. On cherche à immobiliser l’héroïne et sa voiture, cette immobilisation va engendrer une panique, une fuite.

Lorsque Mary est dans son véhicule et qu’une présence vient la perturber, nous avons un panoramique (1:05:00 - 1:05:10) qui suit ses mouvements de panique droite/gauche, il sera réitéré (1:05:30 - 1:05:38), un autre panoramique (1:07:51 - 1:08:00) aura un caractère aussi ambiguë que le plan raccord de direction qui devient plan subjectif, on se dit qu’il s’agit d’un cadre dynamique reflétant l’esprit perturbé de l'héroïne, avant de se dire qu’il s’agit peut-être de quelqu’un qui l’observe avec insistance : fusion des deux subjectivités. Cette panique se retranscrit aussi par de multiples travellings, le premier est latéral en pleine rue (1:05:50 - 1:06:05), le deuxième est un travelling arrière (1:08:01 - 1:08:04), réitéré plus tard (1:08:19 - 1:08:24 et 1:09:08 - 1:09:18). Ces travelling arrières, couplés à l’angle en contre-plongée qui s’ouvre vers les nuages comme si c’était un ange tombant du ciel, soulignent l’instabilité, la détresse émotionnelle du personnage.

Parallèlement, nous avons un autre type de mouvement que nous allons qualifier de mouvement virtuel, mouvement exercé par la subjectivité abstraite. En effet nous apercevons deux zooms, le premier commence à l’atelier (1:05:21 - 1:05:23), le deuxième à la fin (1:09:27 - 1:09:28). Ces deux zooms sont cinématographiquement parlant des mouvements virtuels, ce qui signifie que nous restons sur place et pourtant nous parvenons à nous approcher de l’héroïne. Ces zooms au mouvement virtuel étayent deux idées. La première est qu’il s’agit d’une force exercée par un être transcendant, en l'occurrence ici la subjectivité abstraite (le mal) qui assaillit Mary. La deuxième est que ce mouvement virtuel ne peut être exercé que dans un monde parallèle, un monde intangible, mais nous en reparlerons dans les prochaines sous-parties. Cela dit, cette exécution du mouvement apparent se retranscrit non seulement avec le zoom comme mouvement virtuel, mais aussi par un autre type de mouvement apparent optique qu’on va appeler mouvement illusoire par le cadre. Celui-ci est unique et succède au premier zoom (1:05:24 - 1:05:28) : il s’agit d’un mouvement illusoire de la caméra par le cadre et le mouvement interne. Le fait que ce soit un plan subjectif, que ce soit en contre-plongée et que nous voyons tout le rouage de la voiture dans le cadre sans voir les bords du vide, donne l’impression que la subjectivité abstraite se faufile en dessous du véhicule pour assaillir Mary subrepticement, alors qu’en réalité il s’agit simplement d’un plan fixe dans lequel le véhicule descend sur la caméra. Ainsi, nous venons de voir quels types de mouvement il y a selon deux pôles, deux subjectivités opposées. Et comment ces mouvements communiquent et ce qu’ils disent de leur état.

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II/ Une réalité brutale et ambiguë par le montage

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A) Montage explicite : brutalité de la réalité

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Nous avons dit que le plan et plus précisément le cadre et le mouvement de l'héroïne sont malmenés (la voiture par extension). Il est intéressant de noter qu’au début de la séquence Harvey avait déjà malmené le mouvement et ce par le biais du montage. En effet, Mary prend son véhicule, se met à conduire et nous avons au début de la séquence (1:03:00 - 1:03:12) une coupe franche qui produit artificiellement un arrêt. On pouvait s’attendre à ce que Harvey fasse conventionnellement un fondu-enchaîné pour montrer une ellipse temporelle progressive, ou au moins une coupe franche avec un raccord mouvement logique pour créer une fluidité spatio-temporelle. Or ici il décide de produire une coupe franche qui oppose deux plans, deux situations brutalement. Dans l’un on voit Mary conduire, coupe franche, et dans l’autre nous la voyons statique avec son véhicule. Par une simple coupe franche, Harvey est parvenu à dire deux choses : sa voiture est en panne et qu’on cherche à l’immobiliser elle et son véhicule. On lui impose une certaine inertie. La brutalité de la coupe franche va se remanifester mais sous une autre forme cette fois. En effet, après sa longue déambulation dans les rues, elle finit par demander de l’aide à la police puis au taxiste (1:08:56 - 1:09:07). Ici, Harvey produit sobrement avec une simple coupe franche l’inanité à solliciter l’aide de l'État, représenté par le policier, et celui du particulier étasunien représenté par le taxiste. La coupe franche fait succéder deux situations où l’aide, voire juste l'interaction, sont impossibles. Crise du gouvernement et de l’homme moderne. Un monde qui nous ignore et qui sollicite une forme d’individualisme. Personne ne s’intéresse à la détresse d’une femme subissant un harcèlement, une agression. Cette coupe franche présente succinctement la situation sociale désabusée des États-Unis.

Un autre procédé d’un montage explicite c’est celle de la détérioration de l’image (1:06:15 - 1:06:20) : nous y voyons une image baveuse, flottante, floue qui façonne une héroïne transparente, comme si elle se transformait en une espèce de vitre qu’on a lavé artificiellement, que celui qui la pourchasse s’est chargé de la rendre transparente aux yeux du monde et pour cause Mary tentera de communiquer avec l’accueil sans succès. C’est un univers kafkaïen dans un monde ouvert, personnage aliéné, contrôlé par un autre, ce qui rend notre monde moderne oppressant. Et pour remédier à cette claustrophobie que ressent Mary, elle va chercher à s’isoler, du moins elle croit s’isoler, car en réalité comme on l’a vu on cherche justement à l’isoler pour mieux se l’accaparer : en témoigne les multiples étreintes de son voisin (qui précèdent notre extrait) qui l’ont rendu folle et qui participent à l’idée que le monde entier cherche à la violer. Donc quand Mary se dit qu’elle se sent enfin en sécurité (surélevée par le garagiste, comme s’il l’élève vers le ciel, dans les nuages), aussitôt Harvey désamorce l’apaisement par une coupe franche nous montrant la présence d’un autre véhicule qui a besoin d’être entretenu ce qui fait partir le garagiste et laissant l’héroïne sans défense.

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B) Montage implicite : imbrication des réalités

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Nous avons décrit les procédés du montage explicite, c’est-à-dire des procédés facilement reconnaissables et ayant un impact psychologique direct, important sur le spectateur. Quant au montage implicite, il s’agit d’un montage difficilement perceptible au premier coup d'œil, un montage plus vaste qui nécessite de sortir du cadre spatio-temporel de l’extrait. Tout d’abord constatons les faits : au début du film, l’héroïne subit un accident auquel elle survit miraculeusement, tout le long du film son acuité auditive et visuelle seront perturbées, le plan final nous montre qu’en réalité notre personnage est mort, resté coincé dans la voiture au fond du lac. À partir de ces faits émerge un axiome : tout ce qu’on a vu entre le début et la fin n’a rien de réel (réel dans le sens où ça se produit dans notre monde tangible). De cet axiome nous pouvons spéculer : soit c’est le fruit d’une expérience de mort imminente (donc 1h de déambulation qui se serait passé en quelques secondes/minutes seulement), soit c’est la disjonction du corps et de l’esprit, en d’autres termes le corps est mort, mais l’esprit subsiste, l’héroïne devenant un fantôme qui erre les rues. Mais en prenant en compte notre extrait et ce qui se passe quelques secondes après, Harvey produit un enchevêtrement spatio-temporel où le personnage et le spectateur perdent complètement pied avec la réalité. En effet, l’extrait se termine par Mary marchant dans la rue pour rejoindre le cabinet de son psychologue habituel. Après sa discussion, le psychologue se retourne et Mary voit son agresseur puis se met à crier en regardant la caméra. Puis, coupe franche brutale, Mary se réveille dans sa voiture toujours stationnée dans l’atelier de réparation. De cette description nous pouvons déduire un autre axiome : tout ce qui s’est passé entre le moment où l’héroïne entre dans l’atelier jusqu’à la scène décrite n’était qu’un simple cauchemar, un rêve. Et ce qui montre symboliquement ce rêve, c’est le surélèvement du véhicule, comme si elle entrait dans les nuages oniriques. Ce qui accentue aussi cette idée de rêve, c’est la suggestion produite par le montage (1:05:35 - 1:05:49). En effet, lorsque Mary se fait extirper du véhicule, on produit une coupe franche brutale, un plan sur le garagiste intrigué, de nouveau une coupe franche où nous voyons la succession des trois plans au cadre atypique. Le fait de ne pas montrer ce qui s’est passé accrédite l’idée de rêve dans lequel on se visualise rarement les actions de manière continue et fluide, on a même tendance à occulter les actions où l’émotion est exacerbée car pour notre cerveau c’est trop puissant pour pouvoir se les représenter, tellement puissant que ça devient surréaliste, irréel. L’agression pour Mary relève quelque chose d’irréel ou quelque chose de trop puissant pour se le représenter étant donné qu’elle ne l’a pas vraiment vécu, alors elle ne peut que se l’imaginer abstraitement et, ici cinématographiquement, Harvey sollicite l’imagination du spectateur par la suggestion produite par le montage. Ainsi, Harvey produit une imbrication de réalité par le montage dans l’objectif de rendre fou, de perdre non seulement Mary mais aussi le spectateur.

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III/ Le son et la lumière : une symbiose qui façonne un espace déstabilisant.

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A) Une lumière trivalente

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Si Harvey nous perd dans le cadre spatio-temporel, il nous perd également dans notre perception de l’environnement, du moins il nous déstabilise profondément. Cette déstabilisation se matérialise notamment par un jeu trivalent de la lumière. Le premier, c’est la présence sporadique du clair-obscur notamment dans la scène de l’atelier de réparation (1:04:53 - 1:04:57). Cette exacerbation de l’ombre de l’homme a la même signification que le plan sur la main : il s’agit d’un clair-obscur archétypal qui nous fait par la même occasion un clin d'œil à l'expressionnisme allemand. Cette ombre peut nous rappeler le vampire dans Nosferatu. Ainsi l’ombre archétypale étaye l’idée du mal incarné et qui de ce fait n’a pas de raison qui explique sa propagation du mal. L’autre jeu sur les éclairages (qui est peut-être plus ambiguë si on le compare avec le troisième type d’éclairage), c’est la surexposition de la lumière. Toujours dans la scène de l’atelier, juste avant l’apparition de l’ombre, l’ouverture de la porte produit un éclairage exacerbé sur le visage du personnage (1:04:49 - 1:04:51) qui la stupéfie. Cette surexposition de la lumière (tout aussi caractéristique du genre fantastique que la précédente) nous rappelle une scène fugace de La Nuit des morts-vivants où le frère de la blonde aperçoit une foudre qui lui projette une vive lumière. C’est assez étrange que ce soit l’un comme pour l’autre, car comme le film de Romero, Le Carnaval des âmes emploie majoritairement des lumières naturelles (ce qui est un peu contradictoire). Faut-il y voir de nouveau un hommage à l’expressionnisme ? Cependant, tout comme ce clair-obscur et cette surexposition momentanés, la lumière naturelle chez Harvey est déstabilisante car elle participe à créer un espace beaucoup trop parfait, trop lisse. Le film est tourné le jour en plein soleil éclatant, en pleine urbanité, nous voyons les reflets des vitres, des pierres polies. Harvey façonne grâce à cette lumière un espace moderne paradisiaque profondément insidieux. Ce n’est évidemment pas sans rappeler le film Mulholland Drive, car comme nous l’avons dit Lynch s’est inspiré de Harvey et notamment pour la scène de l’aéroport où tout est lisse, éclatant, trop parfait, mais suffit de jeter un œil analytique pour y déceler tout le côté macabre et illusoire de la ville.

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B) Disjonction et exacerbation du son

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Nous avons vu que le film emploie majoritairement une lumière naturelle qui esthétiquement façonne un espace surréaliste, éthéré mais avec un caractère piégeux. Il est intéressant de voir que la lumière est liée intrinsèquement au son puisque ce dernier va jouer également sur l’éther et le surréalisme. Tout d’abord une chose frappante avec le son de l’extrait, c’est la prépondérance du son ambiant : très peu de dialogue si ce n’est celui avec le garagiste et les quelques questions à l’accueil. Ainsi Harvey préfère laisser l’espace urbain s’exprimer que ce soit par les couinements itérés de la voiture en introduction, les travaux/voix raisonnantes dans l’atelier, le bruit du surélèvement du véhicule, la cloche pour demander de l’aide et qui laisser notre personnage sans défense, plein de bruit sourd quand l’héroïne est seule … Ces bruits annoncent déjà les problèmes à venir, mais surtout ce sont des bruits qui fatiguent l’héroïne. Et lorsqu’elle s’endort, un bruit (cette fois archétypal du mal) d’une porte viendra la réveiller (1:04:49 - 1:04:52). Puis lorsqu’elle se met à fuir, les tapotements de ses talons à aiguilles raisonnent de manière exacerbée (1:05:57 - 1:06:03). Quand elle entre dans le point de vente pour un ticket de bus, il se produit une transition sonore (1:06:06 - 1:06:18), d’abord on entend un brouhaha puis soudainement on n’entend plus rien si ce n’est un bruit blanc : disjonction sonore. Il va même y avoir une situation ironique (1:06:52 - 1:06:54) où l’héroïne après qu’elle ait répété sa question que personne n’entend, l’homme d’accueil produit le signe du « chut » avec sa main comme pour lui demander de se taire alors qu’il ne remarque pas sa présence. Juste après on a une coupe franche couplée à l’absence sonore (1:06:56 - 1:07:07) qui va engendrer un contraste entre le quotidien silencieux et très jovial des gens et la situation révoltante de l’héroïne. Et comme si ce n'était pas suffisant, apparaîtra une voix assourdissante, inquiétante et archétypale du mal du haut parleur (seule source sonore que l’héroïne parvient à entendre à ce moment). Ici le son étaye l’idée que l’héroïne vit dans un monde parallèle ce qui sera confirmé par la présence de plusieurs fantômes/zombies dans un bus (annoncé par le haut-parleur) qui semble à part du monde réel tout en lui étant contigu (un peu comme Hogwarts Express dans le monde des moldus). Notons aussi la présence de la musique extradiégétique ironique. Nous savons que Mary travaille à la base comme pianiste pour l’église, les notes inquiétantes, lugubres qu’on entend tout le long du film sont donc jouées par elle. Elle compose une musique lugubre pour elle-même (elle devient folle).



Nous venons de voir que pour créer la détresse chez Mary, Harvey a matérialisé deux subjectivités, par le cadre et le mouvement, qui non seulement ne peuvent exister l’une sans l’autre, car l’une n’existe que pour nuire l’autre et l’autre devient subjectivité grâce à sa nuisance, mais ne peuvent pas non plus coexister (comme deux a(i)mants différents qui ne cessent de se repousser mais qui par la force de la gravité s'attirent inéluctablement). Nous avons appelé la subjectivité active « subjectivité abstraite », la figure du « mal », et la subjectivité passive désigne évidemment l’héroïne. L’une manifeste sa force par des cadres/plans subjectifs et subreptices et des mouvements virtuels, l’autre manifeste sa faiblesse par un cadre dynamique. Nous avons vu ensuite deux types de montage, l’un explicite et l’autre implicite. Le premier utilise des procédés de montage comme la coupe franche ou la détérioration de l’image (à l’effet psychologique immédiat sur le spectateur) afin de malmener l’héroïne et dépeindre une vision sociale péjorative des États-Unis. Le deuxième type de montage se veut plus large en prenant le film dans sa globalité pour arriver à l’échelle de l’extrait. Ce montage implicite progressif dans l’échelle (du plus vaste au plus petit) nous présente une imbrication, sédimentation de réalités ayant pour but de perdre, de désarçonner Mary et le spectateur dans le cadre spatio-temporel, car l’extrait nous montre trois strates de réalité : l’espace-temps du monde réel dans lequel se trouve le corps inerte de Mary, l’espace-temps des esprits qui est contigu au premier espace-temps et l’espace-temps du rêve produit par Mary en tant qu’esprit. Et enfin nous avons terminé par évoquer le son et la lumière comme deux procédés esthétiques symbiotiques qui sollicitent l'acuité auditive et visuelle pour mieux nous déstabiliser, qui façonnent, polissent un monde moderne dangereux, une urbanité éthérée insidieuse qui déroute l’héroïne.

En visionnant le film, surgit un parallèle puis une question. En effet, en voyant l’actrice déambuler dans les rues en panique, courir à côté de bâtiments modernes, neufs et transparents. En voyant aussi la manière dont Harvey filme l’actrice. On s’est demandé si nous ne serions pas dans un film antonionien ! Plusieurs séquences, dont l’extrait, nous rappellent La Notte dans lequel nous voyons Jeanne Moreau déambuler dans les rues italiennes bourgeoises, écrasée par d’immenses bâtiments lisses qui reflètent les objets, perdue dans l’espace à cause de la prédominance des vitres. Mais au-delà de l’urbanité, le parallèle nous a sauté aux yeux lorsque Mary s’approche à côté d’un arbre comme pour s’imprégner de la nature (scène qui nous rappelle le dernier plan de Vitti dans L'eclisse : la tête ailleurs, dans les arbres, où le temps semble suspendu. Mais aussi celle où Moreau touche une surface décrépite par le temps dans La Notte : une manière pour elle de rétablir un lien avec le temps (annihilé par l'urbanisme libéral) en touchant une matière usée par le temps). À partir de là, on s’est demandé : et si Le Carnaval des âmes ne faisait pas partie des prémices de l’image-temps étasunien ou du moins n’avait pas des caractéristiques des films de l’image-temps théorisé par Gilles Deleuze ? En effet, ce dernier disait que les films image-temps ont progressivement émergé après la crise de l’image-mouvement, la crise de l’image-action (un écho avec notre séquence ?) et que la diégèse de ces films était régie non pas par des actions, une succession de situations ordonnées où tout n’est que cause et conséquence, de petits ensembles limpides qu'on essaye de résoudre afin de résoudre le ou les grand(s) ensemble(s), mais régie par une succession de perceptions de l’environnement du personnage. Deleuze citait beaucoup les films d’Antonioni notamment, car ce sont des films où le cinéaste privilégie la contemplation du personnage au détriment de l’action. Ainsi, ne pourrait-on pas y voir chez Harvey, une intention inconsciente de produire une forme contemplative embryonnaire érigeant le temps au détriment de l’action ?

Ivan-T-K-M
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le 7 juin 2023

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