Deux grands yeux noirs, calmes, écoutent. La capacité de Latifa à se taire et à se rassembler tout entière dans l'écoute pour aller vers l'autre est impressionnante. Latifa Ibn Ziaten est la mère de Imad, ce militaire français tombé à Toulouse, avec deux de ses collègues, le 11 mars 2012, sous les balles de l'extrémiste musulman Mohammed Merah. Elle pourrait être emplie de haine ou anéantie par la tristesse. Au lieu de cela, elle s'arme de douceur, fonde une association dans laquelle s'impliquent également ses autres enfants et décide d'aller parler aux jeunes gens qui pourraient être tentés de suivre l'exemple du terroriste ou de le poser en héros. Les réalisateurs Olivier Peyon et Cyril Brody lui emboîtent le pas et entreprennent de recueillir la trace de l'activité déployée par cette mère endeuillée.


Le témoignage est brut, sans voix off. Seul du texte, blanc sur fond noir, rappelle, à l'ouverture, les faits et les deux cent quarante morts, victimes du terrorisme islamiste, sur le sol français, depuis l'attentat de Toulouse jusqu'à celui de Nice, le 14 juillet 2016. Latifa parle, beaucoup, tantôt seule, pour la caméra, lors de ses incessants voyages par tous les moyens possibles ; tantôt face aux foules, très jeunes, assemblées pour elle, dans des lycées, des prisons, des centres pour délinquants, en France comme à l'étranger : au Maroc (où Imad repose), en Chine, en Israël... Une parole de douceur, qui prône un Islam d'ouverture et de tolérance ; une parole dont la subjectivité est assumée, parole proférée en tant que mère du soldat musulman tué par un autre Musulman ; une parole de laquelle l'émotion n'est pas absente, donc, et que seules les larmes peuvent étrangler ou réduire au silence.


Les larmes. On touche ici à l'aspect le plus saisissant de ce documentaire : la facilité avec laquelle Latifa provoque les larmes chez ses auditeurs, garçons ou filles ; larmes longtemps contenues, et dont on sent qu'elles connaissent mal le chemin des joues, mais qui n'en sont que plus bouleversantes ; larmes qui, ainsi que dans la mystique chrétienne, apparaissent comme la manifestation du divin ou d'une vérité qui a touché l'âme ; larmes d'éclosion, d'ouverture, de dépôt des armes. Les jeunes gens contiennent difficilement leurs larmes lorsqu'ils parlent à Latifa, pleurent dans ses bras comme des enfants, lui avouent que son écoute ou la lecture de son livre a changé leur regard sur la société française, sur leurs propres possibilités d'avenir...


Le scénario est lui-même emporté par un montage très dynamique qui, de trajets en interventions, entraîne constamment le film vers l'avant. Latifa n'est toutefois pas érigée en sainte : elle reste sans voix lorsqu'un député, qui lui avait reproché le port constant de son foulard, lui fait remarquer que la religion musulmane est la seule dans laquelle l'apostasie soit punie de mort ; on peut se demander quel est le message reçu par ses autres enfants lorsque cette mère souligne le vide radical laissé par celui qui est mort ; vide qui ne pourrait être comblé que par l'aide systématique apportée à tous les jeunes gens, indifféremment. On peut aussi se demander quel est le statut accordé à la religion lorsque Latifa déclare, très officiellement, qu'elle est "française, marocaine et musulmane"... La religion comme nationalité, voire comme pays ?... Et si cette cohabitation peut s'opérer harmonieusement en elle, une telle triade parvient-elle toujours à être si pacifique...?


C'est toutefois ce qui est à souhaiter et ce que le film expose superbement...

AnneSchneider
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le 6 juil. 2017

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Anne Schneider

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