Il s'agit ici d'un travail érigé dans le cadre du cours Mouvement de l'Histoire du Cinéma, pour Mr. Bélanger Laurin à l'Université de Montréal. Ce dernier consiste en l'étude d'un film au choix (parmi une liste prédéterminé) et d'analyser ce dernier selon une problématique qui nous semble pertinente.


L’accroissement de la puissance d’Hollywood à la fin des années 1910 a vu naître de nombreuses carrières américaines pour des réalisateurs et acteurs européens. La découverte des succès du continent outre-Atlantique attire irrémédiablement les producteurs hollywoodiens, cherchant à signer des contrats avec plusieurs cinéastes.
C’est ce qu’il se passera avec le réalisateur Victor Sjöström, réalisateur suédois émérite, dont l’un des premiers métrages américains sera He, who gets slapped, sortie en 1924. Adaptation de la pièce de théâtre Celui qui reçoit les gifles (1915) de Leonid Andreïev, c'est l'histoire d’un savant humilié qui deviendra un clown. En passant sur le continent américain, le réalisateur suédois sera renommé en Victor Seastrom.


Problématique : en quoi le film de Victor Sjöström dépeint-il l’assimilation culturel du cinéma suédois par la machine hollywoodienne ? Et en quoi la figure du clown vient-elle représenter l’humiliation subit par le réalisateur, passant de Sjöström à Seastrom ?


[...]


Viktor David Sjöström est avant tout un acteur et metteur en scène de théâtre, né en 1879, soit quelques années avant la naissance du cinéma. En 1912, il est contacté par Charles Magnusson, ancien opérateur des premiers temps, devenu directeur de la Svensk Biografteatern à la suite de N.H. Nylander. En 1919 sera fondé la Svensk Filmindustri dans lequel Sjöström continuera de construire son œuvre suédoise. Il met à profit ses deux talents : acteur, notamment dans des films de son confrère Mauritz Stiller (Vampyren, När kärleken dödar), puis réalisateur, avec son premier film, Trädgårdsmästaren (1912), film ayant été interdit à sa sortie à cause de son ton assez désespéré, ainsi que le traitement de sujets controversés. La même année, il tourne dans un film pour Pathé, avec Mauritz Stiller, ce qui lui apportera une certaine notoriété à l’international. Par la suite, il réalisera plusieurs de ses chefs d’œuvres nationaux, comme Ingeborg Holm (1913), Terje Vigen (1917), Berg-Ejvind och hans hustru (1918) et son plus reconnu, Körkarlen (1921) traduit par La Charrette fantôme en français. Ce film attire l’attention d’Hollywood, grâce à son esthétique hors du commun, dans un monde fantastique mis en valeur par l’usage de surimpressions. Il est contacté par Louis Burt Mayer et Samuel Goldwyn, producteurs et membres des compagnie américaine Louis B. Mayer Pictures et Goldwyn Pictures Corporatio**n, qui fusionnerons en 1924 avec la **Metro Pictures Corporation pour devenir Metro-Goldwyn-Mayer. Attiré par le succès des films américains dans l’Europe d’après-guerre, les studios hollywoodiens approchent de nombreux réalisateurs dont Victor Sjöström et Mauritz Stiller. Le fait que la Svensk Filmindustri a acceptée de donner leurs plus grands atouts aux Etats-Unis peut sembler dérisoire.



Les maisons de production européennes sont à la recherche de relations commerciales. L’objectif est à la fois de sortir leurs productions sur le marché états-unien mais aussi d’acquérir le droit de pouvoir distribuer les films américains dans leurs réseaux de salles. Leïla Hincelin



Par cet échange, la Suède étend son marché cinématographique à l’international, et permet à ses prodiges de faire leur entrée à Hollywood, véritable paradis du cinéma. De plus, les réalisateurs immigrés sont privilégiés par les maisons de productions hollywoodiennes. Ces derniers, en plus d’un salaire élevé, peuvent choisir de nombreux aspects de leur film durant la production, des acteurs au final cut, à savoir la possibilité de choisir quel montage sera diffusé pour le public. Cependant, le système très hiérarchique d’Hollywood contraste beaucoup avec les libertés de tournages que pouvait prendre Sjöström en équipe réduite. Et par la suite, les films seront de plus en plus retouchés par les producteurs afin de convenir au spectateur américain. Avant la désillusion, Victor Sjöström réalisera son premier métrage américain, Name the Man en 1924. La même année, il réalisera He Who Gets Slapped, produit par Louis B. Mayer. Ce sont les studios américains qui lui proposent d’adapter l’œuvre de Leonid Andreïev. Grâce à sa liberté d’action, Sjöström accepte de relever le défi, tant l’histoire l’intéresse. Pourtant, dès sa sortie, le film semble cacher une vision amère de la propre situation du réalisateur, le tout porté par le ton pessimiste de la pièce de théâtre original. A sa sortie, le film sera signé sous le nom de Victor Seastrom afin de mieux coller au paysage américain.


He, who gets slapped raconte l’histoire de Paul Beaumont, incarné par l’acteur Lon Chaney, qui jouera peu de temps après dans le célèbre Phantom of the Opera. Paul Beaumont est un scientifique émérite, travaillant avec sa femme et son ami, le Baron Regnard. Cherchant la gloire, il se retrouve trahi par ces camarades. Paul Beaumont voit ses recherches subtilisées par ses anciens amis. Humilié publiquement par l’académie des scientifiques, il décide de se retirer de la société. Le film impose alors une ellipse temporelle. Les cartons viennent nous expliquer ce qu’est devenu Paul Beaumont durant tout ce temps. En parallèle, le montage nous présente un plan fixe obscurci par le diaphragme de la caméra, ne montrant alors que les mains d’un personnage inconnu. Le diaphragme s’ouvre et découvre l’image d’un Paul Beaumont en costume, maquillé d’un teint pâle. Les cartons nous expliquent la métamorphose du personnage, traité de clown jusqu’à en devenir un. Il est « He », « Celui » qui reçoit des gifles. Un clown perpétuellement humilité par d’autres clowns, faisant rire, dans l’hilarité général, le public venu se divertir, se moquer.



He erases his prior identity by trading away his family surname for a third-person pronoun and by publicly masking himself in the anonymous (and homogenizing) whiteface of clown makeup. Arne Lunde



L’effacement de l’identité est un point important de l’histoire sur lequel nous reviendrons en troisième partie. Par la suite, « He » tombe amoureux de la jeune Consuelo, promise au Baron Regnard, son pire ennemi. Durant le film, « He » décide de se sacrifier pour le bonheur de l’écuyer Bezano, lui aussi amoureux de Consuelo. Le personnage du clown n’est pas pris au sérieux par celle qu’il aime. Il décide de se sacrifier pour ceux qui en valent la peine, et de faire tomber les autres. En retrouvant le Baron Regnard, « He », toujours en tenu de clown, vient révéler son identité. Par un gros plan fixe du visage souriant du clown, le montage vient effectuer la superposition de l’image du scientifique Paul Beaumont, toujours souriant. On aperçoit concrètement l’assimilation de Paul Beaumont par ce clown que tout le monde a fait de lui. Laissant entrer les lions, « He » laisse le Baron se faire dévorer. Blessé durant l’affrontement, le clown meurt devant la foule qui a tant rit de lui. Le film dépeint une véritable tragédie. L’histoire d’un homme humilié par ses pairs, s’autoflagellant par cette expiation sociale et amoureuse, devenant la risée de tout le monde. L’adaptation de Victor Seastrom change quelques éléments, notamment dans l’ordre de narration. En effet, l’œuvre original de Leonid Andreyev se passe entièrement dans le cirque. L’identité de « He » n’est jamais révélée, mais la pièce développe sa personnalité ainsi que son passé au fil de la pièce. Il est donc intéressant de voir l’importance de la première partie du film de Sjöström, venant montrer le passé du personnage, permettant de comprendre au spectateur comment ce dernier en est arrivé là. On évacue tout mystère sur sa personne. On appuie sur l’empathie, celle qu’éprouve le spectateur face au destin tragique de Paul Beaumont. L’histoire du film dénonce clairement cette mascarade qu’est cette académie, ceux qui se moquent de Paul Beaumont. Ce sont les institutions qui pensent avoir le contrôle sur n’importe quoi, n'importe qui. De nombreux plans aux esthétiques fantaisistes viennent représenter les clowns danser autour de la terre, comme si la planète bleue devenait la scène d’une comédie à grande échelle.


De nombreuses analyses furent écrites sur le film afin d’élucider la question du white-facing au sein de l’œuvre de Sjöström/Seastrom. Le principe du white-facing est d’appliquer du maquillage blanc sur un acteur, à des fins souvent comiques. L’idée est surtout d’effacer ce qui fait la singularité d’une personne en la rendant totalement blanche. Dans le cas de He, who gets slapped, le personnage de Paul Beaumont voit son visage grimer en blanc pour devenir un clown, effaçant donc le scientifique.



Sjöström […] insisted on setting the lights himself in certain scenes because studio technicians were afraid of breaking accepted rules of American studio lighting. Arne Lunde



En cassant certaines règles du cinéma hollywoodien pour appuyer sur le blanc reflété par la lumière, Victor Sjöström sépare Paul Beaumont de ses pairs scientifiques en le transformant en clown, perdu dans la masse de visage blanc. Il est le Pierrot, toujours triste, se prenant des gifles en guise d’expiation. L’humiliation de passer du scientifique au clown. L’auteur Arne Lunde semble percevoir dans le personnage de « He » un miroir représentatif du réalisateur Victor Sjöström. Beaumont est Sjöström, « He » est Seastrom. Le réalisateur suédois s’est vu subtiliser sa personne au profit de l’industrie hollywoodienne. Tout comme Paul Beaumont, Victor Sjöström se sent humilié. Du moins, c’est ce que l’on peut interpréter grâce aux images. Lorsque l’on voit l’abandon de certains réalisateurs comme Mauritz Stiller, qui mourra quelques années plus tard, ainsi que la fin de carrière de Sjöström dans les années 1930, alors qu’il était pourtant très productif dans les années 1910, on se doute que la machine qu’est Hollywood a fini par casser quelque chose dans la fougue et la créativité de ces jeunes réalisateurs. Une passion détruite par l’industrie. [...]



The clown, indeed, might be interpreted as a tragic hero in a changing culture of images, struggling in vain to find his new identity in a new, globalized production contexte. Bo Florin



Ce dernier fait référence au texte de Lunde, à propos de la signification du globe mettant en avant les Etats-Unis qui englobe le monde du cirque dans lequel se retrouve Paul Beaumont. Afin de réussir à Hollywood, les réalisateurs étrangers se voient obligés de laisser leur travail, leurs traditions et leurs origines, se faire assimiler par la machine hollywoodienne. Seastrom est un nom qui permet d’accepter le réalisateur en tant qu’américain, ce dernier ayant d’ailleurs vécu une partie de sa jeunesse avec sa mère aux Etats-Unis. Mais c’est surtout pour le public que les studios cherchent à définitivement l’américaniser afin d’accepter son travail dans leur culture. C’est en cela que l’on peut percevoir une forme d’humiliation, forcé à rejeter ses traits suédois, rejeté par la société qui l’a appelée. D’une certaine manière, on vole son savoir-faire à la Svensk Filmindustri. On retire un talent à la culture suédoise pour l’assimiler à la culture hollywoodienne. Même si cela peut paraître invraisemblable que Victor Sjöström est voulu implanter ces réflexions dans une œuvre qu’il n’a pas lui-même écrit, on ne peut s’empêcher de le voir, d’y penser. C’est le philosophe Gilles Deleuze qui voyait dans les images la véritable pensée du cinéma. Il ne s’agit pas de ce que le réalisateur a voulu amener, mais de ce que les images et le son, dans leur indépendance, tendent à raconter. Remis dans le contexte de production, il est tout à fait probable d’y interpréter une telle narration au sein du film He, who gets slapped. Hollywood fût ce qui semble être une désillusion pour beaucoup. Victor Seastrom continuera tout de même avec certains de ses plus grands films, comme The Scarlet Letter (1926) et The Wind (1928). C’est l’avènement du parlant qui finira d’achever sa carrière en tant que cinéaste. Il finira comme acteur, notamment dans le film Smultronstället (1957) de son « fils » spirituel, Ingmar Bergman, avant de mourir en 1960, à Stockholm, dans son pays natal.


En analysant les images, on peut déterminer que le film He, who gets slapped de Victor Sjöström dépeint une humiliation qui peut être retranscrit à celle de son réalisateur. La tradition du cinéma suédois est assimilée par la machine hollywoodienne, faisant de Sjöström un Seastrom, un Américain. Le clown, par sa blancheur, représente le concept de white-facing, à savoir l’accaparement d’une culture par une autre, le passage du cinéma suédois à celui d’Hollywood. L’humiliation passant par la déception face à la réalité du cinéma américain, changeant peu à peu ce qui faisait l’aura du cinéma de Sjöström. Même si ce dernier réussira par la suite à disséminer quelques idées de mises en scènes qui lui son propre, son cinéma est à jamais défait de son véritable nom.



Bibliographie



-Florin, Bo. (2013). « From Scientist to Clown – He who gets slapped » dans Transition and Transformation : Victor Sjöström in Hollywood 1923–1930. Amsterdam University Press, p43-62.


-Hincelin, Leïla. (2014). « Imported Directors, 1920-1931 : L'immigration de sept cinéastes européens à Hollywood au temps du muet » dans Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin, volume 39, n°1, p17-28.


-Lunde, Arne. (2010). « TWO SCANDINAVIAN/AMERICAN WHITEFACE Ethnic Whiteness and Assimilation in Victor Sjöström’s He Who Gets Slapped » dans Nordic Exposures : Scandinavian Identities in Classical Hollywood Cinema. University of Washington Press, p38-63.

noireau299
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les films que j'ai vu en 2021

Créée

le 15 déc. 2021

Critique lue 32 fois

1 j'aime

noireau299

Écrit par

Critique lue 32 fois

1

D'autres avis sur Larmes de clown

Larmes de clown
AnaelMarquisWas
8

"Gentlemen, le monde a besoin de son amour ! "

Il y a de ces films qui vous sont totalement inconnus. Il y a de ces films que vous allez voir par opportunisme. Ce film là en fait partie. Accompagné par un trio de musiciens chevronné, pour ouvrir...

le 22 oct. 2015

5 j'aime

3

Larmes de clown
abscondita
7

Critique de Larmes de clown par abscondita

J’ai été touchée par cette histoire qui m’a rappelé un très ancien souvenir. A l’occasion d’un moment solennel, une personne importante s’était prise les pieds dans un tapis et était tombée. Cela...

le 9 déc. 2021

4 j'aime

5

Larmes de clown
JKDZ29
8

Le monde est un cirque

Victor Sjöström était un des pionniers du cinéma. Pas seulement en Suède, où il est certes une référence incontestable, étant l’un des prodiges issus de ce pays, à l’instar du futur Ingmar Bergman,...

le 26 sept. 2018

3 j'aime

Du même critique

Le Livre des solutions
noireau299
8

Les Petits Chefs-d'Œuvres Naïfs du Quotidien

Je n'ai jamais été objectif avec Michel Gondry. Certes, Eternal Sunshine of the Spotless Mind est un chef d'œuvre, mais ce n'est pas avec ce film que cette impression s'est scellée pour moi. En 2017,...

le 10 juin 2023

15 j'aime

Ghosteen
noireau299
9

Interprétation à Chaud d'un Album Endeuillé: l'Enfant et ses Parents

Welcome to the premiere of the new album from Nick Cave and The Bad Seeds. It is called Ghosteen. It is a double album. Part 1 comprises of eights songs. Part 2 consists of two long songs, linked by...

le 3 oct. 2019

15 j'aime

1

A Momentary Lapse of Reason
noireau299
7

Un retour presque inespéré

A Momentary Lapse of Reason, c'est le départ de Roger Waters, le début de son procès infâme et le retour de Richard Wright, viré quelques mois plus tôt du groupe. C'est suite à toute ces entourloupes...

le 20 mai 2018

7 j'aime

1