Qui n'a jamais demandé à ses potes ce qu'ils faisaient le 11 septembre 2001 à 8h14 ? Qui d'ailleurs ne s'en souvient pas ? Certains évènements aspirent littéralement le réel par leur force et leur impact, jusqu'à disparition. Une guerre plus encore, surtout quand on parle de la Deuxième guerre mondiale.


A l'aune du récit historique qu'on en dresse majoritairement, du moins en Europe, la période qui s'étend de 1939 à 1945 ne donne lieu qu'à la narration cadencée des offensives, des retraites, des victoires, des défaites et des compromissions terribles qui ont accompagné la percée puis la défaite du régime nazi et de ses alliés. De l'arrière, cette zone située loin de la fureur des combats, on retient surtout la résistance ou la collaboration, la libération, la traque des juifs et les privations imposées par l'état de guerre.


A mesure que les personnes ayant vécue cette guerre disparaissent, on oublie que derrière les 60 millions de morts qu'elle aura causée directement ou indirectement, derrière l'Holocauste, derrière les famines terribles, provoquées ou subies, qui ont ravagé les campagnes chinoises et ukrainiennes, il y a d'autres vies qui se déroulèrent, avec leur cortège trivial et quotidien de non-évènements. Des frères et sœurs ont continué à se chamailler dans les jardins, des familles sont allées se baigner le long des fleuves, des ados émoustillés par les chaleurs estivales se sont embrassés sur le banc derrière la maison. Des mères de familles n'ont pas cessé d'inviter leurs voisines pour le café, à parler de leurs dernières trouvailles vestimentaires et à critiquer un ou unetelle. Des fonctionnaires ont continué de faire leur boulot, à participer à des réunions de travail, à passer des coups de fil, à râler contre des mutations subies qui remettaient en cause leur équilibre familial...


Glazer jette un coup de projecteur inédit sur ces quotidiens de temps de guerre si peu marqués par cette dernière. Doublement inédit même, puisque la démarche est déjà rare, mais qu'elle concerne ici une famille de nazis dont le père occupe le poste de directeur d'Auschwitz. La force du film tient ici au décalage immense, monstrueux, obscène, entre l'horreur indicible des camps que restitue un minutieux et exceptionnel travail sur l'ambiance sonore, et la banalité du quotidien d'une famille bourgeoise, rythmée par les soupers, les départs à l'école et les goûters d'anniversaire. Glazer accentue le gouffre entre les réalités tantôt en vernissant ses personnages : le père, loin du cliché froid et violent du nazi sans cœur, est aimant, préoccupé, à l'écoute de sa femme dont l'avis importe dans ses décisions, partage avec elle des blagues et sa confiance. En ornithologue amateur, il élève ses enfants dans une attention à la nature rare. Tantôt en introduisant une indécence crue dans ses scènes et ses dialogues, surtout chez la femme incarnée avec brio par la désormais inévitable Sandra Hüller, mais aussi chez le mari avec ce mémorable coup de gueule pour les SS qui abîment les lilas censés rendre le camp agréable.


L'Holocauste y est ramené à un arrière plan qui ne se laisse jamais oublier et menace de jaillir de chaque scène, de chaque plan. En ce sens, La Zone d'intérêt se positionne comme l'antithèse presque exacte de l'effroyable et sensationnel Le Fils de Saul de László Nemes, sorti en 2015 qui utilisait à aussi bon escient, quoique dans un objectif bien différent, le procédé du hors-champs. On n'enlèvera donc pas à Glazer son goût et son talent pour la radicalité. A raison d'un long-métrage tous les dix ans, le réalisateur britannique pourrait chercher plus de consensus que de malaise chez son public, mais il semble s'obstiner. Il opte ainsi tantôt pour une fable angoissante et morbide sur une alien qui cherche à séduire des terriens (Under the skin), tantôt pour un film paradisiaque sur les nazis (La Zone d'intérêt, donc). Dans les deux cas cependant, j'ai trouvé que le film peinait à dépasser sa proposition initiale et à creuser des enjeux spécifiques à son récit dont le dénouement tiendrait de bout en bout en haleine. Cette impasse scénaristique trouve à s'illustrer dans les dernières scènes du film, dont le sens m'a échappé, mais qui servaient manifestement à clôturer à bon compte un récit ronronnant.


Un film à voir donc, qui n'a sans doute pas volé son prix, mais qui laisse un goût d'inachevé.


6,5/10

Fwankifaël
6
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Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films primés au festival de Cannes et 2024 c'est pas d'la tarte (films)

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le 12 févr. 2024

Modifiée

le 14 févr. 2024

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