D’entrée de jeu, redoublant le questionnement initié par l’adjectif du titre « La Vraie Famille », la séquence liminaire interroge la thématique de l’authenticité : dans les bassins artificiels et sous la coupole d’un centre de vacances hautement factice, du type Center Parcs, un couple et ses trois enfants semble savourer une joie intense, en s’adonnant à différents jeux d’eau. Que vaut la distinction entre le vrai et le faux, l’authentique et le factice, lorsque le faux a le pouvoir de procurer un bonheur véritable ?


Cela posé, une lézarde ne tarde pas à se faire jour entre les trois enfants, puisque le petit Simon (Gabriel Pavie, qui offre un jeu à la fois très intériorisé et d’un naturel impressionnant) bénéficie d’un régime à part, qui veut qu’il ne se trouve exposé à aucun jeu dangereux. Paradoxe de la situation : on ne tardera pas à comprendre que, à la différence des deux autres enfants du couple, lui, âgé de six ans, est un enfant placé, depuis l’âge de dix-huit mois. Et pourtant, tenue par un impératif de surprotection, n’est-ce pas précisément vis-à-vis de lui que sa mère adoptive, Anna (excellente Mélanie Thierry), manifeste ainsi le mouvement le plus maternel ? Ambiguïté entre une attitude commandée et les pulsions les plus profondes que saisissent parfaitement les deux enfants de sang, et surtout le fils aîné, Adrien (Idriss Laurentin-Khelifi), qui n’est pas avare en violents accès de jalousie vis-à-vis de celui qui jouit, par exemple, d’une chambre seul, alors que lui-même doit partager la sienne.


Le premier temps de ce deuxième long-métrage de Fabien Gorgeart n’est pas le plus habile, car l’exposition de ce bonheur familial et de cet océan d’amour et de bonne humeur qui vient toujours à bout de toutes les tensions peut paraître un peu appuyée. Mais on le sent toutefois nécessaire, afin d’installer cette famille dans son unité et la force de ses liens. La caméra de Julien Hirsch, par moments très mobile, sensible, sait s’approcher des corps, saisir les étreintes et, si ce n’est le peau à peau, du moins le tissu à tissu, enracinant ainsi les liens psychiques dans leur dimension charnelle, et brouillant la frontière entre les liens du sang et les autres liens, supposés n’être que de vent… D’ailleurs le réalisateur et scénariste, travaillé depuis ses premiers courts-métrages par ces questions de la famille et du couple, s’inspire ici d’un motif très personnel, puisque s’est trouvé hébergé au sein de sa propre famille, lorsqu’il était lui-même enfant, un petit garçon, de l’âge de un an et demi à six ans, exactement comme dans le film.


De fait, la sourde menace planant sur ce bonheur de recomposition, placé sous le regard des institutions, s’actualise, sous la forme d’un retour du père biologique. Émergeant du syndrome dépressif de deuil qui, à la mort de sa femme, l’avait rendu incapable de s’occuper de leur enfant, Eddy (Félix Moati, parfait dans le rôle), avec l’approbation de l’assistante sociale (Florence Muller) et de la juge (Dominique Blanc), entend reprendre progressivement la garde de son fils. Une décision engendrant une série d’écartèlements en chaîne, qui feront entrer le film dans sa zone d’excellence.


Écartèlement pour le petit Simon, qui sera confronté dès six ans à l’incompatibilité de certains amours. D’où une très belle scène dialoguée : comment nommer Anna, s’il n’a plus le droit de l’appeler « maman »?… Écartèlement pour les autres enfants, qui doivent soudain accepter de voir s’éloigner celui qu’ils avaient appris à considérer comme un frère. Écartèlement pour Anna, qui doit se retirer, auprès de Simon, celui qu’elle couvait le plus, de sa fonction de mère, tout en aidant cet enfant à se tourner vers son père. Écartèlement pour Driss (Lyes Salem, parfait lui aussi), le père adoptif, qui doit surmonter sa propre douleur et son propre désarroi afin de veiller sur Anna et de la protéger d’elle-même, tant elle se trouve profondément menacée dans son équilibre. De très belles scènes, également, dans lesquelles on voit Driss couvrir Anna d’un regard de père, tant il se sait gardien de son intégrité, plus encore que d’homme amoureux. Écartèlement, enfin, pour Eddy lui-même, qui doute et hésite parfois entre son propre bonheur et celui de son fils, tant il mesure là authenticité des liens dont celui-ci s’est trouvé entouré.


La grande force et la grande élégance du film réside dans le fait de ne caricaturer aucun de ses personnages et, ainsi, de ne trancher aucune des questions soulevées et de les laisser au contraire pleinement ouvertes, criantes, hurlantes, même, comme Anna à l’acmé de la douleur.


Tout au plus, peut-être, Fabien Gorgeart se risque-t-il à mettre à nu l’intenable d’une situation, autour des placements d’enfants, concernant les injonctions adressées aux familles d’accueil : aimer, mais pas trop... Comme si tout amour, du moins lorsqu’il est plein et entier, n’était pas par essence excessif ! Ce que nos adolescents actuels n’ont que trop bien saisi, à l’instinct, avec leur tournure mêlant intensité et excès : « J’t’aime trop ! T’es trop beau ! ». Un excès, une déraison de l’attachement que Mélanie Thierry traduit de façon bouleversante.

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le 4 mars 2022

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Anne Schneider

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