Les Soviets ont de l'humour
Oui, bon ça, on le savait déjà. Après avoir vu des films comme Coeur de chien, ou Kin-Dza-Dza, ainsi que les films de Gaidai, on ne doutait plus de la capacité des films soviétiques à faire rire. Mais de Gaidai à Bortko, il s'agissait d'un humour très démonstratif, parfois un peu lourdingue, qui connaissait quand même quelques revers.
Ce que l'on savait moins en revanche (notez l'utilisation subtile de l'impersonnel pour parler de moi), c'est leur maîtrise absolue de l'absurde pince-sans-rire. On rit beaucoup devant Gorod Zero, vraiment beaucoup, ne serait-ce que devant la mine de ce pauvre gars embarqué dans des événements inexplicables et insolites.
Dès les premières scènes du film, le ton du film est donné. Notre ingénieur rentre dans un bureau où il est accueilli par une secrétaire entièrement dénudée (tu la sens la perestroika là ? du nichon de qualité dans un film soviétique, ça le rend plus attrayant encore). Le bougre est décontenancé et gardera cette mine défaite tout le long du film, où il sera impliqué dans des événements plus absurdes les uns que les autres.
On n'est pas chez les Monty Python, en ce sens où l'absurde fonctionne ici par décalage entre un personnage vraisemblable et réel et des situations qui ne le sont absolument pas et où lequel notre héros est comme un référentiel de l'humour, ne comprenant pas ce qui lui arrive. C'est bien là que se joue tout l'aspect pince-sans-rire du film et participe beaucoup à sa réussite. L'ensemble est accompagné d'une rigueur formelle rare (des cadrages parfaits et des plans fourmillant de détails, preuve que Shakhnazarov n'est pas le dernier des abrutis) qui contrebalance à l'instar de notre protagoniste des scènes sans queue ni tête, mais parfaitement cohérentes entre elles. En fait, en rentrant dans la Ville zéro, le personnage ET le spectateur semblent rentrer dans une nouvelle dimension, plus permissive. Le parallèle avec le cinéma soviétique de l'époque, beaucoup moins censuré et où les cinéastes ont une vraie liberté d'expression, n'est jamais loin.
Seulement ce voyage barré, presque kafkaïen (on pense beaucoup au Procès de Welles) est l'occasion d'une rétrospective satirique sur l'histoire russe, esquintant dans une même énergie destructrice, communisme stalinien et propagande soviétique. La scène du musée, sorte de maison des horreurs de l'histoire russe (Sasory avec qui j'ai vu le film, me disait que ça ressemblait presque à l'Arche Russe de Sokourov) est à ce titre éloquente mais ce n'est pas la seule. Le film fonctionne beaucoup sur une galerie de personnages-vignettes loufoques, et notamment le nationaliste qui finit par se ridiculiser en public. Evidemment, les symboles politiques sont nombreux et parfois lourds. Mais la réussite du film se joue vraiment sur cette ambiance pince-sans-rire brillante qui flirte parfois avec le fantastique inquiétant. Et il y a une pointe de mélancolie audacieuse et inattendue sur la fin.