Unique incursion de Marlon Brando dans la mise en scène, la Vengeance aux deux visages est un peu comme la Nuit du chasseur de Charles Laughton, une oeuvre surprenante et très personnelle, comme c'est souvent le cas avec les films d'acteurs devenus réalisateurs. En 1961, le western a changé, il n'est plus comme le western traditionnel de la décennie précédente, il n'a rien à voir avec les grands westerns de John Ford ou d'Anthony Mann, ni avec ceux de Walsh, de Hawks ou de Daves, le western hollywoodien connaitra encore quelques beaux jours dans les années 60, avant de disparaitre presque définitivement durant la décennie suivante.
La guerre du Vietnam va contribuer à prendre conscience du problème indien, l'apparition du western italien contribuera à sa disparition. Autant dire que le film de Brando affiche une profonde rupture de ton, il pulvérise les conventions du genre par son ton baroque et sa forte implication psychologique, ce qui en fait pour certains, un film d'auteur où Brando peut mettre en pratique sa méthode Actor's Studio, car il interprète son personnage de l'intérieur, esquissant des gestes mesurés et chargeant le moindre regard d'une psychologie toute rentrée. J'avoue que cet aspect m'a par moments un peu dérangé, je n'ai jamais été trop fan de ces mimiques d'Actor's Studio et du jeu de Brando lorsqu'il en abuse. Mais heureusement, dans ce film, il a quand même su se retenir un peu car il avait un travail de mise en scène à effectuer.
J'ai su que le film devait au départ être réalisé par Stanley Kubrick, même si on imagine mal aujourd'hui Kubrick diriger un gars à problème comme Brando (on connait son comportement de diva sur le plateau des Révoltés du Bounty qu'il tournera juste après) et surtout réaliser un western. A l'origine, Brando devait se contenter de produire et d'assurer le rôle principal, mais des divergences de point de vue obligèrent Kubrick à passer la main au bout de 6 mois, et Brando après une longue hésitation, s'est lancé dans la réalisation en s'impliquant bien dans le projet qui lui tenait à coeur, tout en sachant bien que ses financiers derrière lui, auraient fait la gueule s'il avait abandonné.
On pourrait croire que c'est un film de commande réalisé pour se faire plaisir, par une star voulant sacrifier à son égo, mais il n'en est rien, le film porte indiscutablement la marque de sa personnalité, c'est une oeuvre puissante, tumultueuse, étonnamment maîtrisée, avec une complexité psychologique chez les personnages, je n'aurais jamais cru qu'un gars comme Brando serait capable d'un tel exploit ; c'est aussi un film très neuf par sa liberté de ton, très masochiste, à l'image de cette scène où Brando se fait fouetter et écraser la main (une scène superbe et sauvage au passage, tout comme celle de l'évasion de la prison). On y voit même la mer, c'est très curieux et rare dans un western.
Brando n'a quand même pas pu aller au bout de ses idées les plus folles, le montage initial devait durer plus de 4h40, la version définitive ramenée à 2h20 semble être le reflet de cette première mouture, mais tel quel, le film n'est pas étiré et demeure une oeuvre étrange, anti-conformiste et inhabituelle, en dépit de quelques passages un peu plats qui ralentissent la dynamique, et où la star Brando a su s'entourer de bons acteurs comme Katy Jurado, Ben Johnson, Elisha Cook Jr, Slim Pickens, et surtout Karl Malden qui hérite du rôle du méchant, cruel et vicieux, l'un de ses plus célèbres.

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le 24 oct. 2019

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