Comme vous l’aurez certainement noté, cette année marque le cinquantième « anniversaire » du naufrage du Titanic, avec la sortie en salles du film de Cameron en 3D ainsi que la restauration de films tels que le très beau film de Roy Ward Baker, Atlantique, latitude 41°. Personnellement cela m’a fait penser à La traversée de l’Atlantique à la rame, un très beau film d’animation français qui a notamment obtenu la Palme d’Or à Cannes dans la catégorie court-métrage à sa sortie en 1978. Son auteur, Jean-François Laguionie, signe là un dessin animé d’une rare finesse, dans lequel on retrouve le célèbre paquebot transatlantique.

Aux antipodes de son long-métrage anecdotique Le château des singes, ce film est réalisé dans des conditions très rudimentaires, proche des premiers travaux de Michel Ocelot, ce petit film d’une vingtaine de minutes nous raconte une histoire à partir des pages d’un journal de bord retrouvé au bord d’une plage. Avec le soutien d’un puissant journal américain (le « Daily Star »), un jeune couple entreprend en 1907 la traversée de l’Atlantique à la rame, sur une coquille de noix baptisée « Love and Courage ». Dans la liesse générale, ils quittent les États-Unis pour rejoindre l’Europe. Ce voyage durera toute leur vie.

Dès les premières images, cette traversée fait écho au premier court-métrage de Laguionie, La demoiselle et le violoncelliste, Grand Prix du festival d’Annecy en 1965, qui conte la romance poétique d’un jeune couple dans un paysage marin. La traversée de l’Atlantique à la rame est pourtant une œuvre unique dans la carrière du réalisateur, puisqu’il mélange habilement l’aventure au surréalisme et à l’absurde. Ne serait-ce que l’idée-même de ce voyage de l’impossible, comme on peut le voir dans le Lifeboat de Hitchcock. Rappelons qu’à l’époque, Gérard d’Aboville n’avait pas encore réussi son exploit. Cette nouvelle métaphorique, très évocatrice, symbolise le cours d’une vie peu partagée et trop vite passée.

Comme prévu par les dessins préparatoires, la narration est rythmée par des périodes météorologiques ; cependant, le résultat final diffère énormément du storyboard original. Le réalisateur laisse libre cours à son expression artistique. Au fil de la réalisation des décors, Laguionie adapte son scénario. Improvisant de nouvelles scènes, supprimant d’autres prévues initialement – comme la séquence perdue du Hollandais Volant, les mythes marins permettent de marquer le passage du temps et les fluctuations de la vie du couple pendant cinquante ans d’errance. Aux instruments de musique absurdes (harpe pliante, clarinette démontable) succèdent d’autres scènes surréalistes, touchant le domaine du cauchemar ou du fantasme érotique.

Les éléments fantastiques sont liés à l’évolution du couple, par rapport au temps et à leur relation. Au beau temps succède le brouillard puis une tempête, un calme plat et lourd et enfin, un grand soleil. Les ellipses temporelles sont brutales, les années passent en quelques secondes à l’écran. Le couple semble étranger aux évènements et à la beauté de ce qui les entoure. Témoins du naufrage du Titanic, ils préfèrent d’ailleurs se dérober pour vivre leur vie, quitte à laisser mourir les rescapés. Aux remords de cet évènement s’additionne la suspicion : le couple, à l’issue d’une querelle anodine pour un tel voyage irréel, est renvoyé dos à dos. Chacun rame de son côté, et le bateau n’avance plus. L’harmonie est rompue et le silence s’installe après une tempête terrible.

Les années passent, et le couple doit sa rédemption à l’apparition d’un manoir flottant, une réplique du Casino de Nice, dans la mer des Sargasses. Hors du temps, il représente un danger de mort. Suit une danse macabre qui rappelle un court-métrage du réalisateur, Le masque du diable (primé à Avoriaz en 1972), ou encore The Skeleton Dance de Walt Disney. Face à l’adversité, le vieux couple s’en sort et décide de ne plus ramer, se laissant simplement porter par le vent. Bien que tardif, ce réveil salutaire leur permet de jouir de derniers instants paisibles et heureux.

Au final, il aura fallu un peu plus d’un an à l’équipe pour terminer cet ultime court-métrage, un format jugé inadapté au large public par Laguionie, trop réservé aux seuls cinéphiles et festivaliers. Cette traversée demeure malgré tout sa réalisation la plus poétique, la plus touchante. On notera qu’à la fin, les dessins remplacent les textes du journal de bord ; une chose « sans importance » pour le Daily Star, mais dont le message est limpide pour le spectateur. Outre la dénonciation de la récupération médiatique d’un tel évènement, il faut savoir observer ce qui nous entoure, laisser de côté les passions tristes et se donner la possibilité de rêver.

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le 27 août 2012

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