On n’est vraiment jamais contents ! On déplore depuis toujours la quasi absence en France de cinéma de genre ou de série B, qui viendrait, comme c’est le cas dans de nombreux pays, se loger entre les grosses productions visant le grand public et le cinéma d’auteur, plus ambitieux. Et quand un film sort qui correspond à ce profil, on le descend en flammes parce qu’il n’est pas assez grand public et pas assez ambitieux. Il n’y a qu’à voir la volée de bois vert que se prend la Tour, le nouveau Guillaume Nicloux, un réalisateur intéressant justement parce qu’il ne se cantonne pas dans un style défini et fait le cinéma qui lui chante. La critique se plaint que le scénario du film ne soit pas assez riche ni assez prévisible et / ou explicatif (comme il doit l’être pour le grand public), ou bien qu’il n’ait pas de « grand sujet » ambitieux – ou mieux encore, socio-psychologique – qui pourrait permettre de l’étiqueter comme auteuriste. La Tour, tel qu’il est, radical, barbare, peu aimable, voire inamical vis à vis de son spectateur, ne plaît pas, ni à la critique, ni aux cinéphiles, outrés d’avoir à subir quelque chose d’aussi éprouvant pendant 1h30.

Pourtant, cette histoire – qui ressemble au départ à une idée de SF conceptuelle à la Shyamalan – d’une tour de banlieue où coexistent difficilement plusieurs types de population, et qui va se trouver brutalement et inexplicablement coupée du monde extérieur, est un sacré film post-apocalyptique. On dira même que, dans le genre, il est difficile de faire plus extrême. Pas de bons sentiments à l’américaine, pas de répit psychologique et de réflexion existentielle : on parle dans la Tour du défi fondamental de la survie quand plus rien n’est accessible, ni confort bien sûr, ni nourriture surtout. Seulement un toit, que l’on doit partager avec les « Autres », ceux en qui on ne peut plus avoir confiance. On est tout en bas de la pyramide de Maslow, et très vite, l’humanité s’effrite, le retour à la barbarie est rapide. Manger des chats et des chiens et boire de l’urine recyclée n’est que la première étape, et on ira vers bien, bien pire, au fur et à mesure que le temps passe.

L’évidence – qui fait grincer des dents parce que l’on juge que Nicloux livre ici un constat pessimiste sur l’état de la France multiculturelle – est de recréer un fonctionnement tribal, par couleur de peau, de constituer des groupes homogènes pour survivre. Il est évident que Nicloux ne cautionne jamais ce sectarisme, et qu’il choisit clairement comme personnages sinon principaux mais du moins le plus longtemps « humains » ceux qui, comme Assitan (Angèle Mac, excellente), refusent cette « guerre des clans ».

Un autre point important dans la démonstration de radicalité qu’est la Tour, est le manque de pertinence totale de la religion. Ni Jésus ni Allah ne sont jamais invoqués, et l’on retourne vers un primitivisme absolu : ces rituels vaudous, qui dérapent peu à peu vers des sacrifices abominables, sont clairement la seule croyance compatible avec le fonctionnement le plus élémentaire de l’être humain.

Alors, pessimiste jusqu’au nihilisme, oui la Tour l’est. Et c’est un film qui malmène son spectateur : impossible de ne pas en sortir bouleversé, surtout après une scène finale de retour définitif à la grotte (sur les parois de laquelle on dessine des animaux), aussi cruelle et bouleversante, du fait même de son absence de pathos.

Mais de Guillaume Nicloux, avouons qu’on n’espérait pas un film aussi entier, faisant aussi peu de concessions. Respect, M. Nicloux !

[Critique écrite en 2023]

https://www.benzinemag.net/2023/02/11/la-tour-de-guillaume-nicloux-barbarism-begins-at-home/

EricDebarnot
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 13 févr. 2023

Critique lue 204 fois

9 j'aime

4 commentaires

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 204 fois

9
4

D'autres avis sur La Tour

La Tour
Cinephile-doux
3

Vers le néant

Il y a presque toujours eu une bonne dose de nihilisme dans le cinéma de Guillaume Nicloux, et la tendance va en s'accentuant au fil des années, qui marque une volonté bien établie du réalisateur de...

le 8 févr. 2023

21 j'aime

La Tour
dagrey
5

La lutte de tous contre tous...

Un matin, dans l'immeuble d'une cité, les habitants se réveillent et découvrent qu'ils ne peuvent plus en sortir à cause de l'inquiétant brouillard opaque au delà duquel le monde a disparu… La tour...

le 12 févr. 2023

16 j'aime

19

La Tour
Aude_L
3

Tour-ista filmique.

Quelque part entre la misogynie éhontée, le scénario qui se paye ouvertement notre tête, et un discours sur la lutte des ethnies et des classes sociales coincées dans un immeuble qui pompe tout sur...

le 18 janv. 2023

15 j'aime

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

204 j'aime

150

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

190 j'aime

104

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

185 j'aime

25