Un lyrisme de la nature au service de la propagande

Deux thèmes dominent dans "La terre" : la propagande politique et l'élan lyrique qui l'exprime. Peut-être sont-ils indissociables. C'est la thèse de Milan Kundera dans son roman "La vie est ailleurs".
Dans ce film muet de 1930, Dovchenko met en scène de façon remarquable la collectivisation des terres. Elle bouleverse un village ukrainien, entraîne un conflit politique entre les générations et les classes sociales.


Un grand-père, Sémion, s'accroche à la vie, réclame une pomme avant d'accepter de mourir. Avec lui, c'est le passé qu'on enterre. Vassili, son petit-fils, résume : "Il aimait les poires" avec une emphase, proche du crétinisme.
Son père laboure avec des bœufs. "C'est dépassé !" tranche Vassili. Tout comme sont exclus et condamnés son individualisme traditionnel, son incapacité à innover.


Vassili, ardent communiste, incarne le présent de la collectivisation en marche. Leader du kolkhoze, il y introduit un tracteur : la modernité des machines, l'efficacité du travail et une hausse de la productivité. L'arrivée du tracteur est une scène d'anthologie. Les villageois se rassemblent pour lui faire fête. Patatras ! Il tombe en panne... Vassili le Héros analyse en expert : "Le radiateur est à sec !"


Brainstorming au kolkhoze : "Euréka !", et tous de pisser dans le radiateur. Moralité : l'union des travailleurs résout tous les problèmes.


Alexandre Dovchenko tourne son agit prop, moteur lyrique de la Révolution.
Le film commence par des champs de blé balayés par le vent. J'apprécie cette sensibilité écologique. Mais quand cette scène se répète, l'intention sous-jacente apparaît. Elle suggère d'aller dans le sens du vent de l'histoire. Et d'adopter la collectivisation des terres, qui augmentera la production et enrichira les villageois.


Des scènes apparemment anodines s'expliquent par cette volonté de propagande:
- au début, que viennent faire ces enfants assis par terre ? C'est l'avenir du régime. Ils mangent, on les nourrit bien. Plusieurs images subliminales de fruits sont insérées, "prouvant" que le kolkhoze est une Corne d'Abondance.
- ces champs de blé balayés par le vent couvrent des terres noires très fertiles (le Tchernoziom). L'Ukraine était prospère avant 1917, mais Dovchenko filme des récoltes déversées dans des cuves, comme si le régime communiste créait cette abondance ex-nihilo... ("Du passé, faisons table rase !")


Vassili incarne les débuts triomphants de l'union soviétique (huitième anniversaire en 1930). C'est un beau mec viril, Aryen typique selon le canon nazi. Son sourire de supériorité de celui qui a toujours raison, qui va dans le sens du vent, me hérisse. Quelle tête à claques !
Tous les Héros du Peuple se ressemblent : comparer les affiches sous Mussolini, Staline ou Hitler est fort instructif !


Ce héros renverse le bornage des ex-propriétaires, qui sont dépossédés sans indemnité... Le symbole dans le film est le Koulak (paysan riche). Dovchenko le réduit à une caricature : il respire l'égoïsme de l'accapareur, la cupidité et l'hypocrisie l'enlaidissent. Son visage tourmenté, au regard fuyant du traître, en fait un ennemi de classe à abattre.


Dès son apparition à l'écran, je m'attends au lynchage du koulak (beaucoup sont morts ainsi pendant la collectivisation). Pas du tout ! À ce propos, certains passages du film sont confus, car bâclés. Je pense à des réunions du conseil villageois, ou même à la mort de Vassili (ce qui est plus grave !)


Vassili revient de chez sa fiancée en dansant - le cœur joyeux - quand il est abattu. Par qui ? Par le koulak hypocrite, égoïste, un parfait social traître ! Interrogé, le koulak nie être l'assassin.


Vassili obtient des obsèques de héros. Le pope se présente dans la famille mais le père de Vassili le refoule par deux phrases assassines : "Dieu n'existe pas !", puis "Vous n'existez pas !" Ainsi le père dépassé, avec sa charrue à bœufs, se proclame athée et antichrétien.


Pendant l'acheminement de la dépouille de Vassili, le pope réfugié dans son église lance des anathèmes contre les impies. Quel cafard ! On devrait l'écraser du talon pour le bonheur de tous ! La veuve de Vassili, s'agite toute nue, comme possédée par les démons. Elle brise les icônes familiales. ("Mon Vassili avait raison ! La seule religion est le marxisme léninisme, détruisons cette imposture !")


Les obsèques du héros de la révolution sont grandioses. Pleurée par les femmes effondrées, la dépouille de Vassili avance majestueusement, tout le kolkhoze lui rend hommage. Les gros plans des pleureuses s'intègrent à la beauté de la nature, à son élan vital. Le cortège traverse un champs de tournesols, dont les têtes auréolent Vassili. Les soleils savent vers qui se tourner, d'où vient le Soleil !


Pope et koulak, ces ennemis de classe, sont des caricatures, qui ne valent pas un kopeck. Dénier aux riches, aux propriétaires, aux religieux ou à d'autres catégories (juifs, intellectuels...) leur qualité d'êtres humains, les stigmatiser officiellement autorise et facilite leur élimination. Le système soviétique a abusé de la répression universelle, des purges et du goulag.


Le film de Dovchenko convaincra les incultes en histoire et les staliniens (avoués ou non) de tous pays. Tourné en 1930, il me surprend par sa modernité. Son optimisme, sa croyance dans le progrès technique et social, son adhésion à la Révolution comme source de bonheur radieux pour le peuple sont touchants. La musique omniprésente entraîne l'adhésion dans un flux sonore, un élan vital exprimant la collectivité en marche vers le paradis sur terre (substitut du jardin d'Éden).


Mais je déteste cette obsession à inventer des ennemis de classes : riches, propriétaires, petits bourgeois, religieux et popes, intellectuels déviant de la ligne officielle, etc. Et cette certitude d'avoir raison, le culte des héros, le besoin d'être toujours du bon côté, du côté de la force et du pouvoir. Dans "La Terre", l'absence de répression contre le koulak, le pope et autres "ennemis du peuple" est une falsification de l'histoire ! Chanter l'innocence d'un tel régime est pure propagande. Je n'aime guère les œuvres de propagande, mêmes lyriques.

lionelbonhouvrier
7

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le 29 mars 2017

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