La Poussière du temps est la seconde partie de ce que Theo Angelopoulos avait prévu être une trilogie. Il fait suite à Eleni. Malheureusement, la trilogie restera inachevée, le cinéaste étant mort pendant le tournage du troisième volume. Cependant, La Poussière du temps constitue un film à part entière et peut donc s'apprécier indépendamment du film précédent (je sais de quoi je parle, je n'ai pas encore vu Eleni).
Il peut s'apprécier si, bien entendu, on supporte la façon si particulière qu'avait Angelopoulos de filmer. Tout l'art du cinéaste est là, dans ses longs plans séquence, dans cette poésie que l'on est en droit de trouver trop « poseuse », un peu figée dans l'auto-admiration, mais qui nous réserve des moments absolument magnifiques. On peut aussi retrouver ici les préoccupations politiques du cinéaste, ce portrait de l'Europe au XXème siècle qu'il n'a cessé de dessiner tout au long de sa carrière, ainsi que sa réflexion sur le rôle de l'artiste comme passeur, comme sentinelle et gardien de la mémoire.
L'artiste ici est interprété par Willem DaFoe. Il incarne un cinéaste dont le film est en post-production. Il déambule dans les couloirs de CineCitta, entre studio de montage et enregistrement de la musique. Et surtout, il essaie de retrouver le chemin parcouru par ses parents (ce qui semble être le sujet de son film).
Et ses parents sont des personnages typiques d'Angelopoulos, ces humains brisés, déchirés, éclatés par les politiques absurdes et violentes de différents gouvernements. Et pour montrer des politiques absurdes et violentes, quoi de mieux que l'URSS ! De fait, lorsque le film débute, nous sommes en 1953. Spyros, le père du cinéaste, entre frauduleusement en URSS (ce qui ne devait pas être fréquent : je pense que les fraudes étaient plutôt dans le sens de la sortie) pour aller rechercher Eleni, la femme qu'il aime et qui est retenue plus ou moins prisonnière (ce n'est pas clair) au fin fond du Kazakhstan. Ils ont à peine le temps de se retrouver qu'ils sont séparés d'office par la police. Eleni (Irène Jacob) est envoyée dans un camp en Sibérie, où elle reste plusieurs années auprès de son ami Jacob (Bruno Ganz).
La première partie du film sera constituée d'allers-retours entre le passé et le présent. Avec une ambiguïté (sans doute voulue) : ce passé, est-ce ce qui s'est réellement passé, ou ce qui a été recréé par le cinéaste ? On ne le saura jamais vraiment. Quoi qu'il en soit, le réalisateur (dont on ne saura jamais le nom, et qui, dans le générique, est nommé sobrement « A ») est lancé dans la reconstitution de ce passé à travers les lettres qu'Eleni a écrites (mais que Spyros n'a pas reçues, et pour cause : personne ne savait où il était). Cette communication brisée, cette parole qui ne peut s'éloigner de son auteur parce qu'elle n'a nulle part où aller, est une symbolique assez forte.
Car ces politiques absurdes qui divisent les gens, qui se jouent des personnes, écrasent les individus, les déchirent. Ces lettres que le cinéaste reçoit encore au compte-goutte, resurgies du passé, sont autant de morceaux de ces personnalités qui ont été éclatées.
Le jeu d'allers-retours est particulièrement bien organisé. Le scénario (co-écrit par l'immense Tonino Guerra) crée des passerelles entre les scènes et entre les époques. L'une des plus importantes est celle de cet ange écrasé au sol et qui tente, en vain, d'atteindre sa troisième aile. Cette troisième aile inaccessible est une image sublime de l'incomplétude de personnages que des décisions politiques ont forcé à vivre loin les uns des autres, sans raison valable autre que la folie plus ou moins passagère des dirigeants.
Dans le présent, alors que la première partie se déroule à Rome, la seconde se passe à Berlin, ville symbole par excellence de la vie rendue impossible par les conflits absurdes. Il est normal que la ville déchirée abrite des vies déchirées.
Ce qui est intéressant, c'est que la vision critique qu'Angelopoulos applique à l'URSS, il l'applique également à l'Europe actuelle. La pays totalitaire forteresse dont on ne pouvait pas sortir, le continent "démocratique" forteresse où l'on ne peut pas rentrer. Deux états fondamentalement repliés sur eux-mêmes, (ab)usant de la police comme moyen de rejet de ce qui ne rentre pas dans le cadre. Pour entrer dans la sacro-sainte Union Européenne, il faut littéralement subir l'humiliation de se mettre à nu, de montrer patte-banche.
C'est là que l'on se rend compte que cette image d'un ange dont la troisième aile s'est décollée fait penser inévitablement à Icare. Et si ces états-forteresses, sièges de politiques répressives et discriminantes, ces rouleaux-compresseurs étaient des Icare. On sait que l'URSS s'est effondrée sur elle-même, écrasée parce que, justement, elle a cherché à voler bien au-dessus de ses capacités et parce qu'enfermée sur elle-même, elle n'a pas pu évoluer et s'adapter. Le message d'Angelopoulos envers l'Europe est alors très inquiet et inquiétant.


La Poussière du temps est donc un grand film politique (comme tous les films d'Angelopoulos). C'est aussi le portrait émouvant de trois personnages, Spyros, Eleni et Jacob, qui se retrouvent dans cette Berlin policière, en ce début du XXIème siècle. Trois personnages qui tentent de vivre avec ce que le passé a fait d'eux, ce qu'il a laissé d'eux. Les personnages, comme les souvenirs, ne sont que des poussières balayées par le vent. Des personnages en miettes, éparpillés par petits bouts, façon puzzles, mais des puzzles qui ne se reconstruisent jamais complètement. Ce qui est beau dans le cinéma d'Angelopoulos, c'est que la politique est toujours vue du côté humain. Pas de grands discours, mais la vision des conséquences de « l'Histoire avec sa grande hache » (dixit Georges Perec) sur la vie de millions de personnes.
Poète des ruines, chantre de la grisaille, aède des brumes, Angelopoulos n'a pas son pareil pour filmer ces paysages gris et froids et en faire un parcours poétique exceptionnel. Certaines scènes sont d'une beauté à couper le souffle. Il manie aussi magnifiquement bien l'art du symbole, de la métaphore. Le scénario du film joue aussi bien sur la complexité de l'analyse politique, sur la profondeur du regard, et sur l'émotion des spectateurs.
En bref, un très beau film, qui conclut une carrière qui a fait d'Angelopoulos un des cinéastes européens majeur de son temps.

SanFelice
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le 15 mai 2018

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