If you're born with, you will die with the blues

« Il avait été plutôt accepté qu’on ne pouvait pas faire beaucoup de découpage avec le CinemaScope. Tout le concept était que vous étiez capable de faire des prises de vue plus compréhensibles sur grand écran, et je ne voyais pas pourquoi je ne pouvais pas composer, tourner en CinemaScope et monter le film comme je l’avais fait dans l’ancien format. J’ai décidé que je pouvais utiliser des plans par-dessus l’épaule, des gros plans de visages et les découper ainsi aussi longtemps que je les composais avec soin, parce qu’il faut équilibrer les gros plans avec quelque chose d’intéressant de l’autre côté. »


Robert Wise, in Sergio Leeman (ed.), Robert Wise on His Films. From Editing Room to Director’s Chair, Los Angeles, Silman-James Press, 1995, p. 126 [traduction personnelle].


J'ai une affection toute particulière pour cette phrase de Wise qui parle de son premier film en Scope tourné en 1954, Helen of Troy. Car dans le système hollywoodien classique, deux périodes me font particulièrement peur avant de lancer un film, le parlant 1927-1933 et le Scope 1953-1955. La première contraint pendant quelques années les caméras à ne plus bouger, bloquée dans des caisses insonorisées, les acteurices perdent elleux-aussi de leur mouvance et sont dans nombre de cas relayé·e·s à un débit de paroles. Conséquence : le montage a du mal à retrouver le rythme d'antan, ou tout simplement à le poursuivre. Alain Masson ira même, dans son L'Image et la parole (1989), jusqu'à émettre une autre hypothèse qui mériterait plus d'approfondissement et qui développe une part idéologique dans ces changements, ces rétrogradations : les nouveaux ingénieurs du son, poste fraîchement créé par les studios, étaient bien souvent des associés des producteurs, et même parfois de leur famille, freinant ainsi (in)directement les ambitions des réalisateurices sur le plateau même, alors que le muet à la fin des années 20 les avaient vues décoller.


Mes réticences quant à la seconde période suivent plutôt ce dont Wise parle : le cadre ainsi élargi au Scope, plus d’éléments peuvent s'y trouver, ce qui raréfie la nécessité de découper et diminue de fait le rôle du montage. En outre, au début du Scope, les opérateurs disposant de très peu de focales différentes, se rabattent derrière des cadres plus conventionnels en termes d'échelles, moins risqués et ont, de plus, du mal à limiter les défauts optiques de l'anamorphose, surtout quand il s'agit de la mise en scène des visages. Comme avec le passage au parlant, pendant quelques années, les films semblent globalement coincés, où l'on cadre les acteurices de loin dans des compositions statiques.


Comme si le cinéma était obligé de passer par ces rites initiatiques, où la technique n'est pas encore tout à fait au point — ou plutôt fait reculer le virtuosité précédemment acquise — mais où, pour la développer (ne serait-ce que pour débloquer des fonds économiques de recherche), il fallait faire des films avec les moyens du bord, restreints, forcément amputés, plus maladroits, moins ambitieux.


Bon, où est-ce que je veux en venir avec cette introduction aussi longue qu'une critique ? Eh bien, c'est que je trouve que Pete Kelly's Blues illustre parfaitement le contre-point de la phrase de Wise, en lui tordant le cou. Scope en 1955, donc forcément j'étais anxieux. Mais dès le premier plan, tout ça s'estompe. D'une durée d'1 minute 30 qui donne le ton : le film de Jack Webb va à l'encontre des propos de Wise, car il use du Scope à ses débuts pour pousser plus loin la durée conventionnelle du plan, et s'essayer ainsi aux plans longs et autres plans-séquences, terrain d'expérimentation peu exploré. Car Webb, c'est aussi celui qui joue le rôle-titre à l'écran, ce cornettiste joué à la Bogart, devant faire vivre son groupe au temps de la prohibition, coincé entre le syndicat des musiciens et les pressions de la mafia locale. Et l'on sent que Webb, devant la caméra, est prêt à laisser pleinement les manettes à son opérateur qui s'en donne à cœur joie, tâte les possibilités de compositions et de temporalités du Scope.


J'aime bien regarder quelles sont les mains qui font les films, parce que je trouve qu'il y a peu d'arts aussi collectifs que le cinéma, et on a bien souvent tendance à oublier la troupe qui se forme à chaque projet. Le directeur de la photo ici, c'est Harold Rosson qui a pas mal travaillé avec, entre autres, Fleming, Huston, Conway, Van Dyke, Hawks, LeRoy, Vidor, mais surtout sur Un jour à New York (1949) et Chantons sous la pluie (1952) de Stanley Donen. Outre ce name-dropping, il éclairera ensuite, avant Pete Kelly's Blues, trois film ayant des éléments de musical, I Love Melvin (1953), Dangerous When Wet (1953) et Mambo (1954). Aucun d'eux en Scope. C'est pour cette raison que mon petit doigt me dit que Rosson a su saisir l'occasion d'investir les aspects musical de l'intrigue du film de Webb, en usant enfin ici des possibilités pures du Scope encore à découvrir.


Car si je vous parlais de l'introduction, la caméra multiplie tout le long de Pete Kelly's Blues ses prouesses, proposant parfois des plans de 4 ou 5 minutes en prenant bien soin de déplacer pendant le plan la caméra et de composer presque une dizaine de cadres. Où l'on se demande dans ces cas si les plans séquences les plus réussis sont ceux invisibles, lorsqu'on se demande si la scène qu'on vient de voir était en un seul plan tant on n'y a pas fait attention, en ayant l'impression sans être sûr. Le découpage s'est ainsi ici invité dans le plan et dépasse son besoin de montage. Ce qu'il y a de terriblement efficace dans cette méthode, c'est que le plan long condense et participe aux deux types de tension qui viennent des deux genres dont le film est issu : le film criminel et le musical.


Cette temporalité sur le vif traverse en réalité tout le film, et même les événements qui semblent le précéder. De ce personnage de Webb, tendu comme un élastique sur le point de craquer, on imagine un amer passé jamais révélé, que seule la musique a su adoucir. Loin des losers typiques des poncifs du jazz, il se paye le luxe de repousser une riche Janet Leigh à ses pieds, pour on ne sait quelle raison. Disons plutôt que la raison n'est jamais explicitée et que l'insistance de Leigh semble précéder le début du film. On finit par se douter que c'est parce qu'iels n'appartiennent pas à la même classe, comme si Webb mettait ici en scène l'équivalent du mépris de classe façon prolétaire, ou plutôt qu'il s'imaginait déjà complexé d'être dans ce cercle aisé, lui qui dépend du milieu populaire, encore plus de celui de la scène musicale des bars clandestins.


Nombreuses de ses décisions demeurent ainsi ambiguës tout le long du film, renforçant à chaque fois le caractère énigmatiquement tendu qui émane de ce personnage bogartien, lui qui souhaite éviter à tout prix les passages à l'acte. Tout pour sauver le groupe. Car la vie lui a sûrement appris qu'on n'est jamais seul dans l'improvisation, chaque solo dépend de l'orchestre. Seule façon de se serrer les coudes face à la misère de la pègre, les assassinats qu'on ne compte plus et les fins de vie alcooliques ou en asiles, autant de parcours qu'on nous présentera. Pete Kelly's Blues, musical noir en couleurs.


Ah et si ça ne vous suffit pas, c'est le film qui a inspiré Cassavetes pour Too Late Blues (1961). Puis y'a Ella Fitzgerald dedans. Je dis ça, je dis rien.


6,5.

Créée

le 5 avr. 2022

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