Quand on se balade en montagne, il y a toujours un mélange de sensations contradictoires. D'abord triviales : faire bien attention, mettre un pied devant l'autre, l'effort physique, l'essoufflement, la sueur sur le front, la respiration haletante, la peur parfois, et le plaisir de s'éloigner de tout, qui persiste. Parce qu'on ne sait jamais vraiment pourquoi on a envie d'y aller, les certitudes buttent toujours contre la roche, et le film le restitue très bien, avec une économie très intelligente : la montagne, c'est un attrait assez inexplicable, inépuisable, jamais réduite par rien. Et si cet attrait ne diminue jamais, c'est peut être parce qu'il faut y rester longtemps pour ressentir d'autres sensations que celles de son corps ramené à sa trivialité, son empêchement physique, les parfaits dessins de ces chemins moult fois empruntés depuis des centaines d'années par les hommes, les panneaux indicateurs moches, les belvédères qui ne donnent jamais vision sur assez loin, les équipements kitsch qu'on a sur la peau. Il ne faut pas forcément monter aussi haut que dans le film, mais parfois, une brise qui passe dans les cheveux, un rayon qui vient éclairer un arbuste, un nuage orange passant à toute vitesse devant nous : la montagne nous offre la grâce, et l'on voudrait que jamais cela ne cesse, on se sent être au monde. Et chacun qui aime la montagne connaît ce sentiment secret, un peu fou, de vouloir parfois se confondre à la roche, se fondre dedans, être fait de sa matière. Je me souviens d'une performance d'Abraham Poincheval qui était resté des mois coincé dans une roche taillée sur mesure. C'est ce genre de jusqu'au boutisme qui anime les montagnards, peut être la seule explication possible à ce pourquoi qu'on ne se demande d'ailleurs jamais. Je crois que le film restitue avec beaucoup de douceur et de précision, de réalisme en fait, ces sentiments, ces sensations que je viens de décrire. Ca commence par un homme qui regarde vers le haut et c'est tout, et puis qui dans la scène suivante dit simplement « je résiste pas ». Plus tard dans le film, ces petites créatures inouïs, ce corps qui pénètre la roche, ce trajet d'ensemble, ces contrastes très forts que met en scène Salvador sont toutes d'habiles mises en forme, poétiques car précises et concrètes, de ce que la montagne apporte à celles et ceux qui l'aiment.


Je ne suis pas alpiniste et je n'ai jamais fait de longues randonnées, je suis né à Grenoble et je n'aime pas le ski, mon corps n'en a pas voulu et c'est comme ça, l'angoisse de la descente, la peur de tomber. Alors l'usage de la montagne, c'est l'été pour moi, quand la neige fond, quand j'ai moins peur de glisser, de cela mon corps en a voulu, et chaque fois il me le réclame. Ca ne vaut pas grand chose comme regard critique (encore que) mais j'ai senti que le film me respectait énormément, lors des scènes où Salvador discute avec des touristes, se retrouve dans le téléphérique avec eux, sur le belvédère. "Tout quitter pour enfin vivre", dit l'affiche pour accrocher la classe moyenne et ses besoins de distinction sociale. Un titre qu'arborerait fièrement Sylvain Tesson. (D'ailleurs, une adaptation de Tesson sort bientôt, avec Dujardin dans le rôle du baroudeur à béret, stylo et carnet contre la paume, regardant les paysans de France de son regard supérieur et bourgeois). Rien à voir avec ce que fait Salvador ici. Non, Pierre ne quitte pas tout : en bas, il y a un restaurant avec une fille superbe qui lui apportera de la soupe lyophilisée, achètera un timbre pour lui afin d'envoyer une carte postale à sa mère. Il y a sa famille qui finira par venir, son frère qui lui dit bon tu déconnes rentre avec nous, son autre frère qui dit c'est vrai mais bon t'as quand même l'air de bien kiffer, et sa mère qui simplement le regarde, d'un regard très digne, et qui parce qu'elle sent que son fils est enfin bien, ne lui dira rien du tout. Et puis, quand Pierre tombera en hypothermie, ce sont des hommes qui viendront le chercher, en hélicoptère, alors que le film semblait pour de bon avoir décollé loin de ses semblables. Et c'est à l'hosto que Pierre se retrouvera, et c'est une infirmière qui lui expliquera pourquoi la montagne tombe, ce que Pierre ne savait pas. Mais ce que Pierre, probablement, sentait, sans le savoir, comme tout ce qu'il fait, avec son corps comme une intuition vivante à l'assaut de ce qu'il ne connait pas. Aller en montagne, voir ce qu'il reste à voir, avant qu'il n'y ait plus de montagne. Et nous le rapporter. Nous le donner à voir. Une dernière fois. Et enrichir la base de données de Google, qui ne connait pas encore tout. Oui, il y a dans ce film parfois maladroit, pas toujours inspiré formellement, souvent pataud, cette ambition là qui donne presque toujours de la tension à ce qui est filmé. Maintenant, quand je vais en montagne, cette grâce que j'exprimais, je la ressens de plus en plus souvent. Car la beauté du spectacle ne me rend pas seulement exsangue, elle me rend aussi triste. Ce rocher sur lequel je tiens, dans dix, vingt ans, sera peut-être tombé. Et c'est précisément de là que surgit la grâce : du regard posé sur ce qui, lentement, s'érode, se termine, et ce qui était beau. Qui regarde bien une vallée, avec l'attention qu'il faut, est presque à chaque fois heureux et triste. Qui regarde bien une vallée entrevoit l'engloutissement de cette vallée, et la gratitude d'être là pour la regarder encore, qui fait frissonner tout le corps.


Je crois que le film de Salvador n'est pas qu'un hommage à la montagne. C'est un hommage à l'histoire d'amour entre les hommes et la montagne, qui se terminera bientôt, comme toutes les histoires d'amour, comme toutes les belles étreintes. Mais la roche se souviendra, comme le corps se souvient toujours des mains qui l'ont frôlé. Et c'est peut être pour cela qu'il y a dans ce film parmi les plus belles étreintes que j'ai pu voir au cinéma ces derniers temps. Pour cela qu'il est littéralement illuminé par le visage et le dos nu, lentement caressé par une main de feu, d'une femme (merveilleuse Louis Bourgoin) qui à priori n'a rien à voir avec cette histoire, surgissant des à-côté du film. Mais le film n'est fait que d'à cotés. D'un type qui descend du train à la seconde où les portes se ferment. D'une biche surgissant à l'écart d'une rue. De montées comme des bouffées de grâce, et de redescentes pour reposer le corps et les yeux, digérer et questionner ce qu'on a vu. Car nous non plus, nous n'avons rien à voir avec la montagne. Elle nous regarde, elle nous toise, mais généreusement, comme les créatures qu'elle cache sous sa roche, parfois elle nous accueille. C'est cette humilité qui rendent les histoires d'amour que le film raconte si touchantes. Bravo, bravo M. Salvador – l'avenir, parce qu'il est sombre et triste, vous appartient. Vous qui vous baladez avec humour et grâce, funambule, sur ce qui va tomber.

B-Lyndon
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le 21 févr. 2023

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