La Mémoire assassine
7.1
La Mémoire assassine

Film DTV (direct-to-video) de Won Shin-Yeon (2017)

Il est devenu difficile de se démarquer dans la vaste cour des thrillers coréens, d'autant plus quand plane l'ombre de réalisateurs de renom tels que Bong Joon-ho, Park Chan-wook ou Na Hong-jin. Au milieu de pareille effusion de noms, celui de Won Shin-yun a bien peu de chances d'attirer le regard... à moins d'amener une idée originale, et de savoir la défendre à l'écran. En choisissant d'adapter le roman de Kim Young-ha prenant pour héros un ancien tueur souffrant d'Alzheimer, Won Shin-yun s'assurait de l'idée. Quand à sa défense... elle s'avère un peu moins fructueuse.


Ce n'est pourtant pas du côté de la réalisation que le bat blesse, puisque celle-ci s'avère à peu près à la hauteur de celle de ses concurrents directs. Faute de se créer une identité propre, elle offre une image soignée, quelques belles compositions (notamment une scène près d'un tunnel ferroviaire qui rappelle immanquablement Memories of Murder) et une musique qui sait être présente sans être insistante. Elle se montrera simplement un peu lourde s'agissant des moments où son personnage central chavire, s'attardant trop sur ses tics de paupière comme marqueur du basculement, et faisant appel à des distorsions sonores et travellings compensés outranciers. Cependant, ces contrariétés ponctuelles ont en définitive peu d'impact sur le ressenti global du métrage, dont la faille est plutôt de nature structurelle.


Ainsi, l'argument premier du film, et qui va lui permettre de se détacher de modèles trop attendus, est de traiter la mémoire défaillante de son personnage principal, Byeong-soo, non seulement dans le récit, mais aussi par la réalisation. Le montage va en effet porter les marques de ce manque de fiabilité psychiatrique du héros, dont l'on adopte le point de vue... dans tout ce qu'il a de chaotique et de partiel. Ce faisant, il évoque sans peine Memento, qui était lui aussi régi par la perte de mémoire à court terme de Leonard, qui s'imposait comme le fil conducteur aussi bien dans le fond que dans la forme. Et là où Leonard optera pour la méthode forte en se tatouant les informations qu'il ne doit pas oublier, Byeong-soo préférera le plus mesuré combo journal/magnétophone, qui saura également être employé comme ressort narratif.


Cependant, même si l'effet recherché est proche, il y a une différence d'exécution majeure avec l'oeuvre de Christopher Nolan, puisque Memento se servait d'une narration anti-chronologique pour communiquer l'amnésie et la perte de repères au spectateur. La Mémoire assassine, quant à lui, ne recourt pas à ce dispositif et, à l'exception de quelques flash-backs portant sur le passé lointain de Byeong-soo ou actualisant le point de vue de scènes déjà montrées, présente les événements dans l'ordre où ils sont supposés s'être produits. En conséquent, le spectateur ne peut pas, lui, oublier ce à quoi il a assisté, et bénéficie en ce sens d'un avantage sur le héros en termes de compréhension de l'intrigue, ce qui a l'avantage de pouvoir générer de l'empathie envers celui qui est ironiquement exclu de ce savoir... ou du moins en théorie.


En effet, pour pallier cet excès de connaissance de la part du spectateur, La Mémoire assassine procède en nous soumettant à des ellipses intraitables, nous projetant parfois en avant de plusieurs jours, mais aussi tout simplement... en nous faisant douter de la réalité des scènes auxquelles nous avons cru assister. Hélas, ce subterfuge, s'il peut en premier lieu sembler une bonne opportunité de créer des retournements de situation, est exploité avec excès et maladresse, ce qui aboutit à un résultat extrêmement confus mais donne surtout l'impression que tout y est arbitraire. Passé un certain point, il devient en effet extrêmement difficile de s'attacher à des scènes qui contredisent les précédentes et que l'on s'attend à voir démenties à leur tour quelques minutes plus tard.


Il y a ainsi un défaut de conception qui distingue La Mémoire assassine de la longue liste de films à succès dont le twist final repose sur un procédé similaire : on ne se tient pas à l'unique point de vue de Byeong-soo. On assiste ainsi à plusieurs reprises à des conversations dont il n'a pas connaissance, de sorte qu'il s'instaure un double standard où les scènes vécues par le héros sont à remettre en question tandis que les autres sont a priori fiables. Il existe de fait une alternance entre une narration interne incertaine et une narration externe véridique, cependant celle-ci n'étant pas formalisée via des ruptures de style, de ton ou même de rythme, le public ne peut en prendre conscience que lorsque ce ressort devient explicite, c'est-à-dire qu'il est mis devant le fait accompli.


Certes, il est utile de conserver du suspense en ne dévoilant pas sa main d'entrée de jeu, mais où est le charme lorsqu'aucun indice n'est laissé le long du chemin ? En effet, jusqu'à son (interminable) point de bascule, le film semble dénué de toute ambiguïté : le doute porte simplement sur l'hypothétique contenu des ellipses, qui focalisent l'attention du spectateur en laissant penser qu'il s'agit là du seul siège d'incertitude. On ne trouve ainsi aucun élément intriguant qui prendra sens plus tard, à l'exception bien maigre d'une paire de baskets en guise de Rosebud. Les "révélations" se contenteront d'être des réécritures de scènes d'un point de vue externe sous forme de contradictions brutes que rien n'a préfigurées, et qui n'ont de fait pas de raison de paraître définitives.


En résulte une gestion catastrophique du rythme, puisque toute la seconde partie du film consiste en une succession de scènes perpétuellement mises en doute ou arrachées à leur contexte, dans un enchaînement chaotique au point de parfois rappeler l'introduction de The World of Kanako. Ce n'est pas tant qu'il est malaisé de suivre, mais cette accumulation entraîne rapidement un sentiment de stagnation, puisque tous ces passages sont saturés en termes de nervosité et qu'il est de surcroît difficile de percevoir où en est la progression réelle de l'intrigue, faute de pièces de puzzle à mettre en place dans le dénouement. Simplement, une hypothèse en écrase une autre sans élément conclusif apparent jusqu'à ce que, finalement, le générique de fin tombe sur l'écran.


La lassitude que cela entraîne est d'autant plus regrettable que la seconde thématique du film, à savoir la confrontation entre deux tueurs en série aux trajectoires totalement différentes, regorgeait de pistes intéressantes. Byeong-soo et Tae-joo s'affrontent en effet avec d'autant plus d'intensité qu'ils ont d'indélébiles similitudes au-delà de leurs oppositions. La violence et le stigmate associés à leur péché commun les placent ainsi à part du reste du monde, dans une reconnaissance mutuelle qui ne peut que lier leurs destins. Partageant le poids d'un même secret, ils ont la possibilité de faire pression sur l'autre en même temps que l'impossibilité de recourir à une aide extérieure informée : ne reste alors que le bras de fer solitaire au milieu d'une société secouée par leurs actes.


On assiste de fait à un face-à-face qui n'est pas sans rappeler Killers des Mo Brothers (qui, soit dit en passant, ne sont pas frères le moins du monde), où un psychopathe japonais, calculateur et séducteur, défiait via internet un meurtrier indonésien beaucoup moins en contrôle. Si le personnage de Tae-joo fait sans problème écho au criminel nippon (ou au plus policé encore Doo-seok dans Confession of Murder), il faudra en revanche pour Byeong-soo plutôt chercher du côté des assassins justiciers, qui pensent se rendre utile au monde en le débarrassant de la souillure dans une mission quasi-divine : par exemple, Misumi dans le récent The Third Murder de Kore-eda, avec qui il partage en outre un certain sens de la confusion... Le décalage entre les deux tueurs ne se trouve ainsi pas que dans leurs méthodes, mais aussi et surtout dans leurs valeurs.


Par extension, cette incompréhension entre eux peut renvoyer à la notion de fossé générationnel à propos de laquelle tout quadra digne de ce nom harcèle ses enfants ou, faute de progéniture, ses collègues de bureau. Byeong-soo, le tueur "à la retraite", dont la hargne est issue de la souffrance et qui considérait agir par principe, est ainsi interloqué par Tae-joo, figure de jeune premier, fraîchement débarqué sur le marché de l'assassinat, et qui se vante volontiers de tuer par simple loisir. Comment ne pas voir, dans les deux décennies qui séparent leurs périodes d'activité respectives, la sempiternelle complainte à l'égard de l'arrivisme des "jeunes", de leur orgueil et de leur perte de valeurs ? Le meurtre, c'est plus ce que c'était.


Ainsi Byeong-soo, décrépi, sombrant dans la démence, représente les "bonnes valeurs" (qui plus est provenant du prolétariat !) qui se perdent, alors que Tae-joo, coiffure soignée et bonne situation, est l'incarnation d'un narcissisme cruel affranchi du besoin de validation de la part d'aïeuls qu'il juge périmés et qu'il méprise. N'est-ce pas une perception répandue des jeunes générations par ceux qui les précédent ? Cette paranoïa est évidemment accentuée par la peur qu'a Byeong-soo que Tae-joo lui vole sa fille, qui renvoie à l'échec personnel de voir le contrôle de sa propre descendance lui échapper et d'être mis face à la vanité de la transmission... et donc à la mort.


Derrière les enjeux hautement tragiques de ces parcours de tueurs se jouent ainsi des drames beaucoup plus communs. D'abord, celui d'un âge vieillissant qui perd son influence et sa compréhension du monde, et qui voit l'avenir se profiler comme une menace et un affront à l'encontre de ses croyances. Ensuite, celui du parent qui voit l'enfant lui échapper, et qui blâme aveuglément l'influence extérieure, sans se remettre en cause ni s'apercevoir que c'est précisément en le surprotégeant qu'il l'étouffera et l'éloignera le plus de lui... comme le film le mettra en scène avec ironie.


En somme, La Mémoire assassine se construit autour d'un concept au potentiel indiscutable, mais dont le développement prend hélas une tournure laborieuse. En dépit de ses qualités thématiques, il peine à investir en profondeur du fait de maladresses narratives et de l'absence d'une vision holistique qui aurait permis d'élever le scénario. L'intrigue alambiquée du roman original restait peut-être trop ardue à synthétiser en dépit des simplifications qui y ont été apportées, et ce changement de média aurait mérité une meilleure rationalisation. Si le résultat reste globalement agréable, il apparaît que Won Shin-yun n'est pas encore un nom que l'on retiendra... bien qu'il demeure plein de promesses.


[Version alternative de ce texte disponible sur EastAsia.fr]

Shania_Wolf
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le 11 avr. 2018

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Lila Gaius

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