« J’ai eu une certaine quantité d’idées à la con dans ma vie. » Cette phrase, prononcée en introduction de « La Maison » par l’héroïne Emma, aurait aussi bien pu être sortie de la bouche de la réalisatrice Anissa Bonnefont elle-même, tant celle-ci n’a pas choisi la facilité pour son premier film de fiction.La cinéaste adapte ici le livre éponyme de l’écrivaine Emma Becker, publié en 2019, une autofiction dans laquelle celle-ci racontait son expérience volontaire de la prostitution légale, dans un bordel à Berlin - la fameuse « Maison ». Un ouvrage pas toujours bien reçu ni compris, notamment parce que beaucoup y projetaient leurs propres opinions politiques : le livre aurait dû être, côté abolitionnistes, un pamphlet contre la prostitution, ou au contraire un plaidoyer pour sa légalisation, pour ceux qui la prônent.


Emma Becker, elle, ne prétend faire ni un travail journalistique, ni sociologique, ni militant (même si elle s’est dit, après coup, favorable à la légalisation de la prostitution), mais simplement vivre une expérience pour la coucher sur le papier - son grand sujet étant le désir, en l’occurrence le désir factice et monnayé. Un tiers des « travailleurs et travailleuses du sexe » déclarent le faire volontairement. C’est à ce tiers-là qu’elle s’intéresse, évacuant les deux tiers restant qui relèvent, selon elle, de la servitude moderne et du trafic d’êtres humains. Donc d’un autre sujet. Le film a très bien saisi ce point de vue : ni complaisant ni à charge, c’est avant tout le récit d’un personnage complexe, insatisfait, Emma donc, joliment interprétée par Ana Girardot.


Depuis ce « joyeux bordel » presque idéal qu’est la « Maison », et dont elle est parfaitement consciente qu’elle ne représente en rien la réalité de la prostitution ni même celle des maisons closes en Allemagne, Emma vit des moments, autour desquels se construit le film, et qui esquissent la fonction sociale du lupanar et la médiocrité du désir masculin. Côté mec, des moments amusants, comme avec ce client qui vient prendre des cours de cunnilingus pour ne pas passer pour un empoté auprès de sa nouvelle petite amie (éducation sexuelle défaillante, injonction à la performance…). Mais aussi des moments terrifiants, quand un client s’avère violent, sadique et atteint de déviances psychiatriques (le bordel figurant une sorte de catharsis pour cette violence). Côté filles, des moments de sororité, autour d’une tortilla à la pause midi, où chacune des filles raconte comme elles se construisent un personnage pour mettre à distance leur métier de leur vie civile. Mais aussi des moments où Emma est renvoyée à la duplicité de son statut d’écrivain : quoi qu’elle fasse, elle ne fait que « jouer », pour un temps, à la prostituée - « nous, c’est notre vie, pas toi », lui crache une collègue qui a compris son petit manège.


Autant de moments d’irruption du réel, bien plus intéressant, d’un point de vue narratif, que le mensonge sur lequel repose la stricte interaction marchande de la passe. Le film s’attèle au demeurant à désérotiser ses scènes explicites - nombreuses - pour montrer à quel point tout cela est faux. La seule scène de sexe réellement érotique a lieu hors les murs de la Maison, quand Emma tombe amoureuse d’un Berlinois, car il s’agit alors de désir non feint. Malgré le décorum (les lumières, la musique très club), il n’est pas question d’esthétiser les passes - mais au contraire de revendiquer la beauté des femmes. Avec une bonne idée de mise en scène notamment, qu’on regrettera d’être utilisée une seule fois : une scène en « POV », c’est-à-dire « du point de vue de ». Très utilisé dans le porno, toujours du point de vue de l’homme, il est ici utilisé pour figurer la vue subjective d’Emma. Un écho à l’excellent « Pleasure » (Ninja Thyberg, 2021) , qui retournait les codes esthétiques du cinéma X pour imposer un regard féminin sur un monde exclusivement dédié au désir mâle. Et qui peut tout à fait être regardé en diptyque avec La Maison.

Cyprien_Caddeo
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le 16 nov. 2022

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