Alors que le film commence en fanfare avec le flamboyant et énergétique numéro « Another Day of Sun », pour le spectateur, un dilemme primordial est immédiatement posé : comment appréhender La La Land, de manière sensorielle ou cinématographique ? Car il serait fou de nier ses bienfaits instantanés sur le moral du spectateur ou la virtuosité de Damien Chazelle au regard de ce plan séquence introductif. Et si rien n'y est laissé au hasard, il en va de même durant les 2h06 à venir.
Mais bien que le film ait été multirécompensé et encensé par les journalistes, ces avis proviennent tous du milieu assez restreint des professionnels du cinéma, ne laissant pas la voix au spectateur « normal » qui reste un peu sur sa faim en terme de numéros musicaux et de profondeur scénaristique, digérant mal cette fin qu'il souhaitait un peu plus réjouissante. Ne comprenant pas pourquoi un tel battage médiatique ait été fait autour du film, d'autres diront que la voix d'Emma Stone est faible, mal soutenue, que le duo est un peu raide dans ses mouvements dansés, et que cela n'a rien à voir avec un Fred Astaire ou un Gene Kelly. Certes.
Il convient alors de se pencher sur les rapports qu'entretient La La Land avec les comédies musicales de l'âge d'or hollywoodien, et la liste est (bien trop) longue. On y retrouve la simplicité scénaristique - car n'oublions pas que la plupart de ces chefs d’œuvres musicaux sont basés sur une intrigue composée de quelques mots seulement (Ginger Rogers pense que Fred Astaire est marié à son amie dans Le Danseur du Dessus, Gene Kelly tombe amoureux de Leslie Caron, déjà promise à un autre homme dans Un Américain à Paris,…)-, les querelles amoureuses presque enfantines qui cachent une attirance mutuelle, les ambitions artistiques des personnages qui viennent mettre le couple en péril, etc… Mais plus que de répondre à un archétype de musicals, le réalisateur prend la liberté de glisser à de multiples reprises des objets, des gestes, des costumes faisant écho aux monuments musicaux classiques : pour n'en citer qu'une infime partie, une poignée de ballons colorés pour Funny Face, un costume de marin blanc pour Un jour à New-York, les quais parisiens pour Un Américain à Paris (et Paris en général, cadre traditionnel et attendu de l'union amoureuse) et bien sûr le décor de nuit du numéro « A Lovely Night », avec un banc comme élément essentiel de la formation du couple par la danse pour l'incroyable scène « Dancing in the Dark » (https://www.youtube.com/watch?v=duLFwcsc6Nc) de Tous en scène (non, pas le film d'animation sorti en 2016). Bref, Chazelle maîtrise son sujet, et plutôt que de s'en vanter, il distille ses indices discrètement, pour permettre l'extraordinaire contentement de celui qui parviendrait à saisir une ou deux références.
Mais il serait encore trop simple de s'arrêter là : Chazelle ne se contente pas de s'inscrire dans un genre cinématographique, il en propose également une prise de recul, et presque une critique, que la simple musique accompagnant le premier baiser de Mia et Sebastian vient sous-entendre. Car l'explosion symphonique audible durant ce fameux baiser est la même que celle après leur ultime regard, dans les dernières secondes du film, comme pour faire de ce moment la fin d'une histoire, et le début d'une nouvelle. La comédie musicale et son caractère irréel (souligné par l'apothéose visuelle de « Planetarium ») serait alors la première partie du film, et le cruel retour à la réalité la seconde, avec une raréfication des numéros musicaux (et une disparition totale des numéros collectifs).
D'ailleurs, Rick Altman, un des principaux théoriciens du genre, dans son livre sobrement intitulé La Comédie Musicale Hollywoodienne, analysait les intrigues sous le prisme de la formation du couple, et mettait en lumière la dichotomie initiale entre personnage féminin et masculin, chacun caractérisé par ses activités, très souvent elles-mêmes genrées (on peut penser à Grease, où les filles organisent des pyjama parties, et les garçons des courses de voitures), et pour que le couple se forme de manière durable, les deux protagonistes doivent faire un pas vers l'autre et trouver le terrain commun du couple/mariage pour une fin sensationnelle. Une fois encore, le réalisateur s'inscrit dans le genre : après que leur quotidien ait été filmé en parallèle, Mia fait visiter les studios hollywoodiens à Sebastian, qui lui fera découvrir le jazz et son univers, jusqu'à l'osmose parfaite dans « Planetarium » que le baiser vient acter comme scène finale parfaite de comédie musicale. La vidéo du Fossoyeur de films sur les couleurs de La La Land (https://www.youtube.com/watch?v=k8Zk4eUSgF4) est d'ailleurs assez cohérente avec notre hypothèse, en analysant les couleurs des costumes des acteurs dans cette fameuse scène, ainsi que leur évolution à partir de se tournant narratif.
Mais l'originalité de Damien Chazelle est de rajouter cette seconde partie, où le rêve s'effrite petit à petit, laissant place à un réalisme amer, où amour et ambition ne font pas bon ménage. Si ce thème est traité presque systématiquement dans le genre musical, après un ultime rebondissement, carrière et relation amoureuse viennent (presque) toujours se nourrir l'une l'autre.
Ainsi, alors que des thèmes classiques sont abordés (le succès artistique, la poursuite de ses rêves,...), Chazelle les traite de manière plus actuelle et dramatique : terminés les quiproquos de situation, les personnages se méprennent désormais des intentions des autres, l'heure est aux compromis artistiques et amoureux, menant fatalement à la déception. Ce qui unissait le couple auparavant est maintenant ce qui les éloigne (littéralement, lors du concert de Sebastian, où Mia, lorsqu'elle comprend qu'il a abandonné ses rêves, est entraînée de force loin de lui, qui ne la cherche même plus du regard). Cette seconde partie aurait tout à fait pu être un drame, et non une comédie musicale, et finalement c'est un peu ce qu'elle devient, au vu du ternissement des couleurs et de l'absence de numéros musicaux. Plus encore, la musique se fait électronique et surtout, elle n'est plus fantasmée ou imaginée, mais s'inscrit dans le récit et ses sources sonores se font visibles : les clubs de jazz, le concert, l'audition « The Fools who Dream », et même la reprise de « City of Stars » avec le couple au piano, en opposition avec « Another Day of Sun », « Someone in the Crowd » et même « A Lovely Night » (dont l'instrumentation n'est pas justifiée par le récit) qui ne peuvent exister ainsi dans la réalité.
Il est également intéressant de rappeler que la comédie musicale classique aime prendre Paris comme décor, et que l'image de cette ville de l'amour est un levier à la formation du couple. Pensez à Un Américain à Paris, Drôle de frimousse ou la Belle de Moscou : le paysage parisien se mêle aux sentiments et rêves amoureux, la vision de la ville provoque un imaginaire romantique dans lequel la déception amoureuse n'est pas envisageable. Pourtant, c'est ce que Chazelle va faire. Car quel est l'élément physique qui va séparer le couple dans La la land ? Paris. L'audition réussie de Mia la mène dans la ville de l'amour, au moment où le sien vole définitivement en éclat. Et ironiquement, dans la scène finale (ou la version fantasmée du film en cours) l'amour de Mia et Sebastian se consolide à Paris, conformément à une comédie musicale classique.


La scène finale est le moment ultime où le musical vient rentrer en confrontation avec le réel : on nous présente la version imaginaire, selon Mia, du déroulement de sa vie si la comédie musicale représentait l'intégralité du film, et ainsi l'opposition est saisissante. La préférence du spectateur se porte presque automatiquement vers la version musicale, même si celle-ci apparaît très naïve (certes un peu dérangeante, puisque Sebastian semble y vivre selon Mia, la suivant dans son succès artistique, mais ne réalisant pas ses propres projets) et ainsi ce genre est finalement mis en avant face à la décevante réalité. De plus, cette séquence de 6-7 minutes, qui rappelle les ballets imaginaires assez fréquents dans le genre (on en trouve dans Un Américain à Paris (https://www.youtube.com/watch?v=8Z5LcIkWRmg), Chantons sous la Pluie (https://www.youtube.com/watch?v=BcYyxk_CAVs), le Pirate (https://www.youtube.com/watch?v=UVv6FTKC92U), Tous en scène (https://www.youtube.com/watch?v=2C9CoAbwxy0),... où rêve et réalité viennent dialoguer pour offrir une version fantasmée des désirs du héros, avant que ceux-ci ne se réalisent) vient définir, et cela grâce au contraste, la comédie musicale en général, par sa fantaisie, mais aussi par son côté candide et irréel, en la détachant complètement de toute forme de réalisme : la comédie musicale serait donc l'allégorie des rêves de chacun, inatteignables sans compromis, et pourtant apparemment si proches.

C'est donc un triple mouvement qu'effectue Damien Chazelle : un hommage, une retranscription moderne et une critique de la comédie musicale classique, desquels découle alors une amère question, l'existence de ce genre est-elle rendue impossible dans une société désabusée et pragmatique ?

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le 17 mars 2017

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