Ne serait-ce que pour la capacité de Kechiche à diriger ses acteurs vers une forme de spontanéité et d’intensité rares, « La Graine et le Mulet » vaut le détour. Alors bien sûr, ses détracteurs (nombreux et parfois très virulents… ) rabâcheront toujours les mêmes choses : trop lent, techniquement imparfait, scénario limité, banalité des dialogues, etc… Mais ils rateront l’essentiel, le talent de Kechiche à nous immerger de manière très intime dans des histoires humaines simples, profondes et complexes se déroulant dans des milieux sociaux que le cinéma français peine souvent à décrire de manière réaliste. Clairement, nous sommes à l’opposé de l’esbrouffe, des ficelles scénaristiques (même s’il en reste) et des caractérisations prototypiques de personnages. Le cinéma de Kechiche s'inscrit dans une volonté très affirmée d’aller traquer les failles du monde réel, jusque dans ses nuances les plus infimes, à travers une fiction tournée comme un documentaire.
Formellement, beaucoup parlent de Pialat, pour ma part je pense surtout à Cassavetes. On y retrouve le même désir de travailler avec des acteurs non professionnels et à les pousser dans leurs retranchements, les montrer complètement à vif, à se démener comme ils peuvent face aux aléas de la vie, dans la morve des pleurs qui ne s’arrêtent plus ou la morgue de ceux qui croient tout comprendre. On y retrouve aussi la même façon de filmer sans se soucier plus que ça de la technique (on pense parfois au « Dogme »), le même intérêt pour le gros plan comme une façon d’aller chercher l’âme au fond des yeux, la même façon d’étirer les scènes en longueur dans des séquences en apparence banales (comme dans « Husbands » par exemple), les mêmes dialogues du quotidien, aussi éloignés que possible des effets de style et des formules bien senties … et le même intérêt pour les crises de nerf (« Faces » notamment) !
Pour tout cela, je ne peux qu’adhérer à « La Graine et le Mulet » mais je peux aussi tout à fait comprendre que tous n’y soient pas sensibles. Il faut adhérer à ce genre de proposition, à cheval entre le documentaire et la fiction, qui ne transige pas avec la vérité du réel. Certains n'y verront que la banalité de la vie, d'autres (comme moi), y trouveront une richesse qui fait sens et qui reste longtemps en mémoire.