Cette critique est avant tout adressée aux spectateurs qui ne connaissent pas Lav Diaz et qui hésiteraient à se lancer dans son cinéma. Il s'agit de montrer en quoi La femme qui est partie est une bonne façon de s'aventurer dans un autre possible.


On ne peut séparer chaque film de ce metteur en scène atypique de la conception d'une durée épique, proche de la temporalité littéraire qui fait partie de ses inspirations. Même avec des segments courts, des moyens métrages, des durées « raisonnables », ou bien sûr ses projets monstres (Evolution of a Flipino Family, Storm Children, Heremias, qui sont des Book One ou des œuvres interrompues, des fragments de l'Histoire à continuer plus tard), il y a toujours cette notion de suivre le déroulé de la vie. La temporalité chez Lav Diaz, c’est un peu l’antithèse de la conception du temps chez nombre d'autres réalisateurs. Il n’y a rien de divertissant dans ses films, ils ont (avant tout), il faut le dire, une vertu informative et esthétique aussi d'une certaine mesure, qui s’explique de par le peu de cinéma philippin qui nous arrive en salle. Mais en rester sur ces deux éléments serait réduire l'effet cathartique de ces films, puisque les histoires sur le long terme vécues par les protagonistes ont tout le temps de se développer, avec ou sans mot, comme on voit rarement des vies se dérouler sous nos yeux. On ne pourra oublier le trouble qui viendra toujours saisir le personnage central (s'il existe), dans sa quête de vengeance, de rédemption, ou de fuite, d'existence. Les films sont tels qu'il faut lâcher prise avec les formats, les repères habituels pour se laisser englober pas la puissance immersive, ce qui finalement, n'est pas bien compliqué tant l'atmosphère est brillamment rendue.
A propos de la durée, Diaz a le mérite de soulever - de nouveau - une question essentielle sur la longueur qu'un film "devrait avoir" pour être distribué. Partons du principe que la durée n'est pas un élément caractéristique, qu'il s'agisse d'une simple donnée comme un autre (le choix du format, du nombre d'acteurs...), on peut se demander, légitimement, pourquoi cette donnée semble si uniforme dans les longs-métrages aujourd'hui (que les blockbusters américains rasent les 2h20 et que les comédies françaises bien senties naviguent vers les 1h30). Peut-être que la convergence générale vers la durée "moyenne" (qui n'existe pas finalement) renvoie à une capacité de concentration, ou plutôt à une incapacité à nous motiver plus d'1h40 environ, à être attentifs. Et pourtant, même si cet argument tient dans certains cas où les films ne nous passionnent qu'à moitié (pour ne pas trouver le temps long), il devient ridicule pour un film qui nous retient tout entier, que l'on ne souhaite au contraire pas finir comme tous les autres.
Le travail de la durée, tout comme l'utilisation de la musique regarde l'esthétique intime de son auteur, et peut, oui ou non, dialoguer avec le spectateur. Il en vient que la durée des films est foncièrement un caractère propre à chaque métrage, qui ne pourrait être imposé par quelque motif que ce soit, et certainement pas des normes qui feraient tomber le film dans un consensuel malade. Certes, il faut passer le film en salle, avec un public vivant qui a besoin d'entractes de temps à autres, ou de pouvoir sortir prendre l'air sans être perdu une fois de retour en salle (ce qui est possible chez Lav Diaz en général), mais à la vue du prochain film de plus de 8h qui arrive en France vers mars, comment peut-on imaginer autrement son accueil que par une froideur spontanée et une distribution en salle décevante ?
Ici, les 3h47, ultra fictionalisées, ultra découpées (pour un Lav Diaz entendons-nous bien) sont le meilleur moyen de rassembler un public qui ne connaît pas encore la matière temporelle de l’auteur. Et la distribution du film, très bonne par rapport à son premier film sorti en France, Norte, fait plaisir, d’autant plus qu’une salle dans un multiplex (Les Halles) a accepté le film. Il n’en reste pas moins qu’il fallait être parisien pour découvrir le film, et pouvoir se farcir les spectateurs parisiens, qui n’offrent pas vraiment les conditions idéales pour apprécier un tel film. Ainsi, tout en étant démesuré, La femme qui est partie, reste tout à fait accessible, - toujours pour un certain public -, mais d'avantage ouvert cette fois-ci, et permet de rendre compte – en partie seulement – d’une vision très particulière que le cinéaste a du cinéma, et de son pays.


Le phénomène qui se produit devant un Lav Diaz, c’est l’oubli total de la durée, c’est l’épanouissement d’une autre forme d’attention. Le spectateur n’est plus invité à repérer les grandes lignes narratives rabâchées, à vivre scène après scène les coupures comme des phénomènes naturels, il vit les instants des personnages au plus près, avec la distanciation physique nécessaire que la mise en scène (plan d’ensemble) impose, mais il vit vraiment avec eux, pour eux, sans barrière dramatique, à la manière des documentaires les plus accomplis. L’effet de réalisme, toujours nuancé par le noir et blanc ou d’autres effets de style, permet de détourner l’approche trop rentre-dedans des sujets pour pleinement aborder les thématiques par le bon axe : non pas les situations mais les vies qu’elles contiennent. C’est entre autre pour cela que le cinéma de Lav Diaz est si unique, perché entre l’irréprochable du documentaire totalement improvisé, et la rigueur des fictions poétiques de Pedro Costa. Les films ont la puissance d’intégration folle, on s’y sent chez nous, vivant, on respire dedans comme dans notre maison, on oublie le cadre froid et austère de l’écran blanc, on entre dans notre propre terrain familial. C’est une force inouïe pour un réalisateur qui nous est si lointain. Il conserve une puissance d’immersion toujours très grande, de part l’attention qu’il porte aux conversations, aux chansons des personnages (aucune musique extra-diégétique…), aux objets de quotidien, aux débats qui s'éternisent, aux déambulations...


Le sujet cette fois-ci, historique (mais pas seulement puisque le phénomène perdure encore aujourd’hui), fait l’état des lieux d’une ville ankylosée par la corruption, les enlèvements et les inégalités. Sur ces aspects là, l’héroïne, Horacia, jouée par l’actrice Charo-Santos Concio (vraie célébrité aux îles), peut tout à fait être rapprochée de Sonia Braga (Aquarius) Toutes les deux, grandes actrices populaires de leurs pays respectifs, incarnent une figure de femme forte et indétrônable, mères multiples, avec tout autant de combats à mener, tout autant de caresses à donner. Il est bouleversant de voir à quel point Horacia se laisse aller dans les bras de la gardienne de la prison (devenue grande amie) juste après sa libération (scène où l’absurdité du système carcéral est évoquée avec une simplicité désarmante), puis va s’échouer dans les bras de sa fille qu’elle ne reconnaît qu’à peine, et plus tard, contre un jeune travesti épileptique (un personnage qui, personnellement, me hantera très longtemps sans aucun doute). Elle se laisse prendre, malaxer, torsader, mais d’un autre côté, on la voit à plusieurs reprises, capable d’une grande violence (menaçant son protégé avec une arme à feu et l’insultant, ou tabassant une voisine du vendeur de baluts, prise à chaque fois d'un coup de sang). Loin d’être archétype de la mère courage (à la recherche du fils qu’elle trouvera en quelqu’un d’autre), ou de la vengeresse intrépide, Horacia existe d’une aura éblouissante, depuis cette scène où elle fait la lecture au début du film, jusqu’à l’échos vers la fin, avant le départ, où elle a grandement changé intérieurement, mais où les contes restent sa seule façon d’exprimer son désir de tout quitter, de tout détruire derrière elle. Le texte d’ailleurs, magnifique, revient à deux reprises pour des raisons symboliques évidentes, mais il faut aussi voir que la façon dont il est dit la première fois, écourtée (la prisonnière émue, ne peut continuer la lecture, comprenant peu à peu le message derrière les mots), puis de la développer dans sa longueur finale, avant qu’Horacia, se substituant au personnage du livre, n’annonce qu’elle ne parte de l’île, est d’une signifiance, d’une intelligence rare.
Le regard de Lav Diaz est à une distance parfaite, et c’est le notre, qui jamais n’est induit à l’erreur du jugement. Au contraire, tous les acteurs du films ont leurs variations, leurs histoires comme celle du vendeur de baluts, le jeune homme qu’elle recueille tout comme son ancien amant qui souhaite se confesser (que l’on voit dans une scène où elle n’est pas du tout présente) ne sont pas des histoires mais des vies, justement. Diaz a le bon goût de démultiplier les points de vue, ne centrant pas tout le film sur le seul personnage de Charo-Santos, faisant se réverbérer les yeux et les mouvements de chaque silhouette, de chaque stature. En cela le film est aussi admirable.
Dans la dernière partie, de près de 10 minute seulement, le film se dérobe presque, dans une ville tout aussi nocturne mais bien plus agitées et contemporaine, comme si, d’un coup, 10 ans avaient passé, et que les affichettes qu’Horacia avait plaquées partout n’étaient plus qu’un grand tapis informe, un agrégat d’une vie qu’elle a perdu en vagabondant à la recherche de sa chair. La tragédie qui prend les derniers instants du film, sommet lyrique complètement suggéré par l’errance, jamais démonstrative, est d'une beauté saisissante. Le film se clôture sur un dernier plan en forme d’allégorie, avec tout autour, on le devine, la grande ville animée par la cohue, et à l’intérieur du cercle d’affiches, des années, des mots perdus, il y a la solitude de l’héroïne, du spectateur, au milieu des images qui tourne en rond, qui ne fait plus que cela, ad nauseam. L’illusion du cinéma ne fonctionne pas autrement.


A de multiples reprises, le film frôle ce que Death in the land of Ecantos, ou encore Melancholia du même auteur, possédaient pleinement : la contemplation insidieuse, la capacité d’abasourdir sur le long terme avec les plans vertigineux, l’atmosphère à la fois chaotique et dénudé des Philippines, de ses rues de quartiers pauvres tout comme de ses institutions lucratives. Le cinéma de Diaz est cela, mais il n’oublie pas, à côté de l’émerveillement et de la transe dans lequel il nous plonge, de sous-tendre une toile sociale, économique, historique, politique des plus rigoureuses, au travers événements comme des catastrophes climatiques, des guerres, des grandes histoires criminelles. Ici, cependant, c’est le sous-texte qui prend le pas sur les paysages grandioses ou décadents de la nature, c’est le social qui ronge le film, de part ses multiples facettes (personnages, discours, pauses poétiques très rares et centrées sur les personnages). Il en résulte un film d’une grande crudité, sur la violence des gens de pouvoirs sur les autres (la destruction des bidonvilles), sur la violence de la pauvreté contre elle-même et en elle-même, et sur la déraison de la situation de l’époque, l'aberration de ces gardes du corps qui suivent les grands propriétaires comme leurs ombres décrépies. En cela, le film ne manque en rien, mais peut-être, que ce côté social, manque du merveilleux qui irriguait les précédents films de Lav Diaz, du mystère qui pouvait planer sur Butterfiles have no memories (qui dure 45min ou 1h selon les versions et qui se termine par une pointe de burlesque évocateur assez unique), ou sur Florentina Hubaldo CTE avec ses dérives magnifiques. De plus, le film manque l'hétérogénéité filmique, en effet, La femme qui est partie reste très homogène durant tout sa durée, il n'y a qu'une scène en caméra épaule, avec de la musique tonitruante (mais bien extra-diégétique) qui rompt foncièrement avec la mise en scène posée du reste du film. Une scène sur la plage, qui dénote vraiment du reste, qui tend encore plus vers le documentaire guidé, mais cette seule scène, avec la coupure qu'elle propose, donne au film son identité toute singulière.


En conclusion sur ce film pas si monstrueux que cela : un très bon cru Lav Diaz, une façon assez idéale de s’immiscer dans une autre approche de la temporalité, d’un regard à la fois chaleureux et sec sur un monde fragile mais profond comme une caverne infinie, de voir comment le colonialisme n’a cessé de pourrir les sociétés des tropiques avec les âges (souvent favorisé par l'appui de la religion), que la situation ne peut qu’empirer avec la montée de l'individualisme, de comment les remèdes humains que sont compassion, compréhension, ne peuvent que nous aiguillier vers des nuits moins difficiles. De ce film, il reste surtout cela, les nuits où se jouent les cabarets des déboussolés, et où, dans le plus beau plan du film, des lumières anodines de la ruelle peuvent donner aux danses les plus ridicules les plus émouvants traits de magie.

Narval
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le 11 févr. 2017

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