Vie et confidences d'une traductrice hors pair

Je suis allé voir le film de Vadim Jendreyko : La femme aux 5 éléphants. Titre déconcertant et qui peut même décourager tant qu'on ne sait pas à quoi ces "éléphants" font référence. C'est le mot qu'utilise Svetlana Geier (j'aurais préféré "mastodontes") pour désigner les cinq oeuvres majeures de Dostoievski qu'elle a traduites, ces quinze dernières années, à la demande d'un éditeur allemand, alors qu'elle était déjà considérée comme une traductrice (du russe à l'allemand) hors-pair. Ces 5 "éléphants" sont donc : Crime et châtiment, Les Frères Karamazov, L'Idiot, Les Démons (anciennement titré Les Possédés) et enfin L'Adolescent.
En fait, Jendreyko braque davantage sa caméra sur la femme (Svetlana Geier) que sur ses cinq "éléphants", c'est elle qui l'intéresse. Il la filme dans sa vie quotidienne d'aujourd'hui : c'est une vieille femme bossue de 85 ans environ (elle en avait dix-huit, lors de la prise de Kiev par les Allemands en 1941), d'origine ukrainienne et de type slave (des photos datant de la Seconde Guerre Mondiale nous la montre blonde aux yeux bleus, très jolie, très photogénique) et qui parle d'aujourd'hui, notamment de son travail sur Dostoievski, mais aussi du long chemin parcouru avant d'être à même de nous donner une traduction des 5 "éléphants" aussi proche que possible de l'original.
Ukrainienne et chrétienne orthodoxe (je pense), elle dut fuir le régime soviéto-stalinien quand les Russes en 1943, après la défaite allemande de Stalingrad, s'apprêtaient à reprendre Kiev où la jeune Svetlana (qui maîtrisait très bien l'allemand) avait trouvé un poste de secrétaire d'un dignitaire allemand proche de l'amiral Canaris. Elle s'exila en Allemagne avec sa mère et y survécut tant bien que mal, comme traductrice littéraire, après l'effondrement du régime nazi et la fin de la guerre. Elle s'installa à Fribourg-en-Brisgau (c'est en Forêt-Noire, juste de l'autre côté du Rhin), épousa un Allemand (Christmut Geier), eut des enfants, plus tard perdit son mari... mais elle habite toujours cette ville, dans une maison d'allure assez bourgeoise.
C'est miracle de l'y voir vivre, cuisiner, recevoir ses petits-enfants, travailler sur ses "éléphants", après tant et tant de tribulations historiques et personnelles évoquées dans ce film-document. Elle dit, par exemple, à un certain moment du film, que 27 millions d'Ukrainiens ont été emprisonnés par le régime soviétique dans les années 1940 (je crois) et que seulement mille de ces 27 millions ont été finalement relâchés, dont son père (tous les autres étant morts dans les camps soviétiques).

Le réalisateur la filme non seulement à Fribourg, mais aussi tout au long d'un long voyage (en forme de pèlerinage) qu'elle effectue sur les lieux de sa jeunesse, à Kiev, où elle n'avait pas remis les pieds depuis sa fuite en 1943. Elle n'y retrouve plus rien. Puis son fils meurt des suites d'une blessure accidentelle. Que lui reste-t-il ? Une fin de vie laborieuse à Fribourg, à tenter de nous transmettre la voix de Dostoievski qui est là, enfermée dans cinq "éléphants".

C'est raconté sur le ton de la confidence, c'est nostalgique et chaleureux. C'est une leçon d'intelligence, d'amour de la vie et des autres, de tolérance et de courage jusqu'au-boutiste.
Le film, je crois, mérite deux visions , parce qu'il est dense, demande une attention de chaque instant et un réel effort de réflexion pour comprendre tout le sens du message que cette vieille dame très sage et un tant soit peu secrète cherche à nous transmettre avant de partir... au paradis des traducteurs.

Notes. 1. Le film ne nous dit pas dans quelles circonstances Svetlana est devenue bossue. Excès de travail ? Malnutrition ? Grand âge ?... car peut-être, après tout, n'est-elle que très voûtée.
2. Svetlana Geier s'est éteinte le 7 novembre 2010 à Fribourg-en-Brisgau, à 87 ans et demi.

Fleming
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le 18 mars 2020

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