C'est un chapitre de l'histoire anglaise du début du XVIII, racontée à sa sauce par Yórgos Lánthimos. Les personnages principaux ont certes vraiment existé et la trame historique de base est à peu près respectée, mais tout ce qui fait le maillage (les détails) de l'histoire sort de l'imagination des scénaristes (Deborah Dean Davis et Tony McNamara), en forte connivence avec le réalisateur.
Moyennant quoi on a droit à un film se déroulant, même si la reconstitution historique n'est pas des plus crédibles, entre 1704 (juste après la grande victoire anglaise de Blenheim sur les forces françaises) et 1712 (donc, un peu avant le fameux traité d'Utrecht), une oeuvre visuellement de très grande qualité malgré certains abus techniques (emploi du "fisheye" à tout bout de champ), somptueusement interprétée et assez spectaculaire, avec un certain nombre de séquences choc (clairement voulues comme telles par le réalisateur) ayant trait à des péripéties soit anecdotiques, soit farfelues, très intimes, parfois invraisemblables mettant en scène les très proches d'Anne Stuart et la reine de Grande-Bretagne elle-même qui, à cette époque-là de sa vie (elle a la quarantaine au début du film et est à deux ans de sa mort à la fin), aurait donné cours à des penchants supposément saphiques après dix-sept grossesses... qui ne lui donnent pourtant pas le moindre héritier direct au moment où débute le film (d'où les 17 lapins qui lui tiennent compagnie en permanence dans sa chambre et qu'elle chérit comme les enfants qu'elle n'a plus ou pas eus).
Cela, dans un contexte général de rivalités politiques extérieure (guerre de Succession d'Espagne avec la France d'un Louis XIV amoindri par l'âge et la mort de beaucoup de ses descendants) et intérieure entre Whigs ("libéraux") représentés par Lord Harley et Tories (conservateurs) conduits par Lord Godolphin et le duc de Malborough, les deux mouvances parlementaires étant notamment en désaccord sur l'opportunité de conclure rapidement ou pas cette guerre avec la France, coûteuse de toutes les façons et donc mécontentant le peuple.
Cette rivalité entre Whigs et Tories va se concrétiser auprès de la reine par une lutte d'abord sournoise, sourde puis déclarée et acharnée entre Lady Sarah Churchill, la duchesse de Malborough qui, jusqu'alors, gouvernait au nom de la reine, pour ne pas dire quasiment à sa place et sa jolie cousine Abigail Hill qui, tombée dans le besoin, est venue lui demander secours et dont elle a fait sa femme de chambre, mais qui va peu à peu réussir à éveiller l'intérêt de la reine (et plus, si affinités) et, grâce à celle-ci, retrouver une position sociale que la faillite et le suicide de son père avaient totalement compromise.
Le film raconte cette rivalité entre Lady Sarah et sa cousine Abigail, tout en étant complètement braqué sur les états d'âme et le comportement plus ou moins erratique de la reine Anne.
Dans cette histoire, les personnages masculins sont secondaires mais non dépourvus de charme, de caractère et d'ambition. Lord Harley est interprété avec talent et humour par Nicholas Hoult et le colonel Masham, que va épouser Abigail (qui, se faisant, deviendra baronnesse), par Joe Alwyn (précédemment remarqué dans Un jour dans la vie de Billy Lynn). Ce sont les deux Valets de mon titre, les trois Dames étant jouées de façon tout à fait remarquable par Olivia Colman (la reine Anne), Rachel Weisz (Lady Sarah) et Emma Stone (Abigail Hill).
Avec ce Full aux Dames par les Valets, Yórgos Lánthimos réalise sûrement un coup de poker gagnant, l'annonce étant si séduisante qu'elle ne peut qu'éblouir le plus grand nombre. Le succès du film repose avant tout sur ces cinq paires d'épaules. La composition de psychotique bipolaire, que réalise Olivia Colman en reine Anne, atteint parfois des niveaux stupéfiants, notamment quand on la voit claudiquer en chemise de nuit, les cheveux défaits, hagarde, perdue dans les couloirs de Buckingham Palace, éperdue, hurlante, enragée, ne sachant ni où elle est dans son immense château, ni où elle en est dans son rôle de reine d'un pays en train de devenir, en ce début de XVIIIème siècle, le plus puissant du monde.
Rachel Weisz et Emma Stone font également des merveilles, chacune dans leur rôle, même si plus ingrat.
Mais le casting n'est pas le seul atout du film. Les images, l'éclairage (surtout nocturne), les décors (surtout intérieurs), les costumes, les danses et autres jeux de cour insolites sont magnifiques ou superbement orchestrés ; c'est un vrai plaisir de les regarder. La musique, habilement composée et utilisée, souligne surtout les moments de tension (on n'est jamais, dieu merci, noyés dans un torrent musical comme parfois). Le montage est lui aussi habile, il réussit à faire passer (accepter) quelques scènes quasi invraisemblables comme, par ex., quand Abigail / Emma Stone, s'étant elle-même faite saigner du nez, pleurniche bruyamment, assise à même le sol d'une galerie, à quelques mètres de la porte fermée de la chambre de la reine, le cut et changement de scène qui vient alors sont top (la rapidité avec laquelle ils font avancer l'action escamote la lourdeur de la scène précédente).
Points négatifs ? Cela frise tellement l'outrance qu'on finit par ne plus trop croire à l'histoire telle que racontée, donc on s'ennuie un peu vers la fin quand les jeux sont quasi joués et que la nouvelle favorite semble trop bien installée à son poste pour qu'un nouveau revirement redistribue les cartes. Et puis, l'histoire ne s'élève jamais, on reste au ras de... la marguerite (si vous voyez ce que je veux dire) et... si peu de moralité dans tout ça qu'un léger sentiment d'écoeurement en vient à nous envahir. C'est vraiment l'Histoire d'un grand pays regardée par le tout petit bout de la lorgnette.
Résumons : d'une grande beauté visuelle, spectaculaire, brillamment interprété, divertissant, parfois assez drôle, mais aussi d'une virtuosité un peu ostentatoire, un côté un peu clinquant, quelques invraisemblances, d'où dans le dernier quart d'heure, un intérêt qui va decrescendo.
Néanmoins, pour moi, le bon l'emporte clairement sur le moins bon. Bref, ce Full aux Dames par les Valets n'est pas tout à fait un coup de maître, mais c'est un coup gagnant.