La Danseuse par Clément en Marinière

Après avoir vu La Danseuse, on n'est pas surpris outre mesure de savoir Stéphanie di Giusto échappée du monde de la publicité. Dans l'univers ouatée des danseuses américaines de la Belle Époque, tout est beau, tout est soie et élégie. On y filme sensiblement de la même façon et sans la moindre distinction les grands espaces américains et les coulisses crasseux des Folies Bergère. Les décors et les corps sont indifférenciés et interchangeables, et c'est d'ailleurs le propos du film : une danseuse chasse l'autre. Fin de l'histoire.


Le problème de ce parti-pris, qui fait s'enchaîner les images toutes semblables selon une logique horizontale, c'est qu'il nie la radicalité même de l'art de Loïe Fuller. Au contraire toute en verticalité, sa danse, à la fois mystique et triviale, tire sa force des bras, presque continuellement tendus vers le ciel ; ce n'est pas pour y rien qu'on y voit si distinctement un papillon, ou une orchidée en pleine éclosion. Le film, tourné en 2:35, un premier non-sens face au défi que représente la mise en image d'un tel procédé, lui préfère des perspectives désespérément près du sol. Et plutôt que de tenter de saisir dans son ensemble les mouvements incroyablement sophistiqués des lumières et des drapés, Stéphanie di Giusto préfère, à plusieurs reprises, décomposer le cadre et éclater le montage, niant un peu plus la fluidité légendaire de Loïe Fuller. Une seule exception : sa toute première représentation, aux États-Unis, ouverte par un magnifique travelling avant sur la danseuse en mouvement. C'est beau, mais ça ne dure qu'une poignée de secondes ; la mise en scène, fascinée par les chutes violentes de sa protagoniste après chaque effort, préfèrant tout ramener continuellement vers le sol.


Et c'est ce même nivellement vers le bas qui semble dicter la direction du scénario. Co-écrit par Sarah Thibau, mais surtout avec l'aide impromptue de Thomas Bidegain, déjà coupables de plusieurs méfaits chez Jacques Audiard, le film est d'une consensualité effarante compte tenu des libertés prises avec la réalité historique, et ce, en dépit de la beauté de son sujet initial. Mary Louise Fuller, réinventée americano-française pour accommoder Soko (soit, il vaut mieux ça qu'un accent contrefait), traverse ainsi avec force pompe toutes les étapes obligées du biopic académique : révélation, ascension puis chute d'une idole, à peine nuancée par une dernière salve d'applaudissements. Entre temps, l'écriture de l'événement se révèle d'une pauvreté affolante, et Loïe Fuller semble se découvrir danseuse par accident, via une succession d'anecdotes savamment disséminées pour marquer les premiers temps du récit, structuralisme cher à la génération Bidegain, obnubilée par le storytelling à l'américaine. C'est ainsi en trébuchant sur une jupe mal ajustée qu'elle se découvre obsédée par les drapés, en marchant sur son nom tracé à la craie qu'elle se trouve un pseudonyme, et en posant les yeux sur un ouvrage de Burano qu'elle se met à penser en couleur. Pour ainsi dire, la Loïe Fuller de La Danseuse a atterri là parce qu'elle a vu de la lumière, figurativement et littéralement.


Mais plus grave n'est pas encore la pauvreté effarante de l'écriture que sa négation de Loïe Fuller elle-même. Homosexuelle assumée, elle a refusé la dictature du corset en danse (un geste rebelle transmis à Isadora Duncan en héritage), s'est affichée avec des femmes après un mariage de convenance plus vite annulé que formulé, et s'est retranché dans un univers presque exclusivement féminin dans les dernières décennies de sa vie. Stéphanie di Giusto fait bien peu de cas du combat intime de Loïe Fuller : puisqu'elle considère que sa danseuse est apparemment tombée dans le domaine public, et peut ainsi être possédée comme un objet, elle la ré-imagine hétérosexuelle bi-curieuse, fortement émoustillée par un comte fin de race, inénarrable Gaspard Ulliel coincé dans une boucle temporelle depuis Saint-Laurent. Il ne s'agit pas ici de faire le procès du vrai et du faux, et il est évident que Stéphanie di Giusto, en sa qualité de metteur en scène de fiction, peut s'octroyer une large marge de manœuvre vis-à-vis de son sujet : personne, ou presque, ne lui aurait reproché de ne pas représenter les inclinations saphiques de Loïe Fuller à l'écran (c'était d'ailleurs, à l'autre extrême du spectre, l'erreur du Saint-Laurent de Jalil Lespert, qui ramenait tout à la sexualité de son protagoniste). Mais transformer ce désir à la fois très pur et subversif en hétérosexualité triomphante passe plus mal.


Ainsi erre, en marge d'un Louis Dorsay qui vampirise la pellicule, le véritable amour de Loïe Fuller, Gabrielle Bloch (impeccable Mélanie Thierry, seule interprète solide de La Danseuse), réduite au rang de dame de compagnie, et jamais nommée. Et les autres lesbiennes ou bisexuelles du film, (un jeune modèle de charme qui sert à la danseuse d'assistante alors qu'elle vit encore aux États-Unis, et plus tard Isadora Duncan) sont toutes des manipulatrices accomplies. Il en va ainsi, pour Stéphanie di Giusto, des femmes qui s'aiment. Comme pour surcompenser ces caractérisations limitées, Soko et Lily-Rose Depp en font des caisses, à grands coups de scènes de mal-être surexplicite et de regards de Machiavel jetés dans le vide. C'est dans l'ensemble assez déplorable, mais heureusement rattrapé par des incarnations physiques parfois saisissantes, qui nous rappellent toujours plus combien La Danseuse est un film de calcul, un film de la performance, érigé selon un canon à ce point respecté qu'il étouffe toute subversion dans l'œuf. Il ne reste plus que des miettes de Loïe Fuller après La Danseuse, où l'on ne retrouve ni son goût pour l'abstraction ni son amour pour les femmes, et dont ne subsiste que l'odeur terriblement âcre d'un hommage conventionnel et réactionnaire rendu a une femme en avance sur son temps - et à en croire le cinéma de Di Giusto, en avance sur le notre également.

ClémentRL
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le 5 oct. 2016

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